La Nuit du Jazz au Théâtre de Caen : 19ème édition.

Le jazz en Basse-Normandie se construit aussi comme un jeu d’emboîtements : depuis 19 ans, à Caen, la Nuit du Jazz est un des temps forts du printemps dans la saison pluridisciplinaire du Théâtre. Depuis 7 ans, elle vient aussi s’inclure dans Focus Jazz, opération qui fait vivre intensément le réseau jazz bas-normand pendant un mois (11 mars - 14 avril 2013), de Valognes à Réveillon, de Dompierre à Deauville.

Cette année, la neige dont on a tant parlé a jeté un coup de froid sur la région et donné un coup de chaud aux organisateurs. Michel Dubourg et l’équipe du théâtre se sont inquiétés à juste titre puisque John Scofield et ses deux complices voyageaient en bus et devaient arriver des confins de l’Autriche... Le redoux est arrivé à temps et les musiciens tant attendus aussi, avec même un peu d’avance !

Depuis quelques années, et c’est fort bien ainsi, les deux concerts de la grande salle sont précédés et séparés par un moment de jazz dans les foyers du Théâtre.
On pouvait ainsi se relaxer avant le premier concert et après en écoutant la sympathique équipe de La Planche à Laver qui perpétue à sa manière la tradition des musiques créoles et du jazz de la Nouvelle-Orléans, avec bonheur et bonne humeur. On pouvait ainsi apprécier la maîtrise de Michel Cousin, un de nos spécialistes français (et bas-normands)de l’instrument toujours insolite qui donne son nom à cette formation.
Dans les "fondamentaux" de l’opération Focus Jazz, il y a la volonté de mettre en lumière la richesse et la diversité du jazz bas-normand en ouvrant les scènes aux musiciens du cru. C’est ainsi que le public toujours aussi nombreux de la Nuit du Jazz aura pu écouter et apprécier cette formation mais aussi le quartet du batteur Franck Esnouf qui se produisait en clôture de la soirée avec pour mission d’animer la Jam-session tant attendue (un moment dont nous n’aurons pas profité puisqu’un long temps de route nous attendait...).

Dans la grande salle :

Flavio Boltro Quintet - Nuit du Jazz 2013 à Caen.
Photo © CultureJazz

  Flavio Boltro Quintet

Flavio Boltro : trompette / Rosario Guliani : saxophone alto / Pietro Lussu : piano et Fender Rhodes / Darryl Hall : contrebasse / André Ceccarelli : batterie

Flavio Boltro est un trompettiste aujourd’hui réputé sur la scène du jazz qu’il a préférée à un poste dans un orchestre symphonique alors qu’il venait d’obtenir un prix de trompette classique, il y a de cela plus de 30 ans. Tout comme son compatriote (et complice de souffle) dans ce quintet, Rosario Giuliani, il reste dans les courants porteurs du jazz sans complication, be-bop, hard-bop et dérivés. _ Soliste assez inspiré et brillant mais pas exubérant, il semble avoir beaucoup de plaisir à être sur scène en bonne compagnie. Il faut dire qu’avec un batteur aussi solide et indispensable qu’André Ceccarelli, il s’assure une bonne base !
À partir de là, l’impression laissée par un concert comme celui-là, confortablement coloré, plutôt swinguant et communicatif est une affaire de goût et de ressenti personnel.
Il était intéressant de confronter les points de vue lors de la pause avant le second concert. Tel fan de be-bop et de jazz mainstream semblait enthousiaste tout en regrettant qu’on n’ait pas assez entendu le jeu de cymbales de Maître Dédé. Un autre, musicien à l’écoute exigeante n’a pas du tout goûté cette musique qu’il trouve pauvre, sans thèmes dignes de ce nom, sans engagement réel des solistes... Bref un concert à petit régime.

Flavio Boltro - Nuit du Jazz 2013 à Caen.
Photo © CultureJazz


Au milieu de ce feu croisé de respectables avis, nous retiendrons d’agréables moments de ce concert qui, somme toute en valait bien un autre tant, souvent, la réactivation obstinée de l’esprit du hard-bop nous semble tenir du combat d’arrière-garde et d’un certain conservatisme. Chez Flavio Boltro, il y a sans doute cette couleur latine qui apporte une touche personnelle et l’expérience des membres d’un quintet (qui ne joue pas tous les jours !) pour organiser dans l’instant un édifice harmonique et mélodique qui tient la route et parvient à capter la vigilance et même l’attention de l’auditeur... On notera les sens de l’équilibre dans les interventions des solistes comme dans Piccola Nina où au chorus étincelant du trompettiste répond celui, tout en nuances du saxophoniste.

Mais que venait donc faire le jeu promotionnel imposé avant la conclusion du concert. F. Boltro a trouvé opportun de faire écouter un extrait du dernier album de son dernier album dans le but de faire découvrir qui était donc le chanteur qu’il avait invité ! Le public bon joueur a écouté sans broncher pendant que les musiciens conversaient sur le bord de la scène : une pause commerciale plutôt que syndicale qui aurait pu, en d’autres temps susciter la colère de spectateurs bernés. _ Que nenni, personne n’a bronché mais Flavio Boltro a eu bien du mal à trouver une "gagnante" pour lui offrir un CD... Tel est pris qui croyait prendre ?
Messieurs, n’est-ce pas un peu un manque de respect pour le nombreux public venu écouter de la musique vivante... En écoutant le disque chez eux, ils ont tout le loisir de remarquer et d’écouter l’écossais Alex Ligertwood, la guest-star qui n’était pas à Caen ce soir-là.

  John Scofield’s Organic Trio

John Scofield - Nuit du Jazz à Caen, 15 mars 2013.
Photo © CultureJazz

John Scofield : guitare / Larry Goldings : orgue Hammond B3 / Greg Hutchinson : batterie

John Scofield était si content d’être à Caen qu’il s’est fait piéger comme un débutant. Une corde qui flanche et on découvre alors qu’il n’a pas ce qu’il faut pour la remplacer. Ses cordes de rechange seraient restées à l’hôtel !
Heureusement, un musicien spectateur a prêté sa propre guitare (excellente selon le maestro) et effectué la réparation en coulisse. Anecdote peut-être, mais qui dénote là encore d’un manque de professionnalisme et de respect du public qui est en droit d’attendre du musicien qu’il puisse parer en urgence à un bris de corde...

Ce fut un très beau concert. Ces trois là sont complices et possèdent une telle maîtrise de leur art qu’ils peuvent parer à toutes les éventualités.
Passant involontairement de sa Telecaster à une Gibson type fifties, il a donné une belle leçon de musique vivante, intelligente, inspirée. Son jeu est riche de toute l’histoire de la guitare électrique mais aux couleurs du jazz, il ajoute les pigments du blues et une connaissance passionnée des courants du rock inventif. S’il utilise des effets, c’est avec parcimonie et une volonté esthétique qui n’a rien de démonstrative. Son jeu touche parce qu’il s’adresse à un public qui n’est pas prioritairement branché guitare.
À l’orgue Hammond, Larry Goldings rappelle comme une évidence, en toute sobriété et simplicité, qu’il est aujourd’hui un des maîtres de l’instrument qu’il utilise dans toute sa potentialité, y compris avec le pédalier qui assure un jeu de basses incomparable. Parfaitement en phase avec le batteur Gregory Hutchinson, lui aussi un des "premiers de la classe", il établit un lien inventif et coloré avec la guitare de Scofield.

Larry Goldings, John Scofield & Gregory Hutchinson - Caen, 15 mars 2013
Photo © CultureJazz

Au final, ce concert, un peu mouvementé aura laissé une impression de complicité très agréable entre les musiciens et le public. La surprise de la soirée, ce fut l’annonce par John Scofield de ses lointaines origines normandes. En approfondissant des recherches sur sa généalogie, il a découvert que son patronyme est en fait l’anglicisation déformée de Escoville, petite commune de la périphérie caennaise qui donne aussi son nom à un bâtiment historique de la ville, l’Hôtel d’Escoville, en centre-ville. Le trio, emmené par son leader a voulu aller voir cet hôtel particulier juste avant le concert... et s’est un peu perdu. Ils ont bien failli arriver en retard !

Mais tout s’est finalement arrangé et bien passé.
Décidément, organisateur n’est pas une fonction de tout repos et donne bien des inquiétudes et des joies, fort heureusement.


> FOCUS ON !

En prélude à cette Nuit du Jazz, les responsables du réseau FOCUS JAZZ en Basse-Normandie ont présenté les lauréats 2013 de l’opération "Focus On".

Après écoute en ligne de morceaux proposés par 23 formations bas-normandes candidates, les responsables du réseau ont élu 3 formations :

1- Tante Yvonne, grande formation de 10 musiciens créée en 2012 et remarquée en ouverture du festival Jazz Sous Les Pommiers, cette même année (lire ici).

2- Bohème Express, sextet qui présente son univers musical comme "un pastel lumineux de cultures croisées entre traditions nomades, jazz et musiques improvisées".

3- Dicked, quartet constitué en 1998 qui se revendique d’un esprit " jazz, funk, blues".

La dotation de cette sélection consiste en un ensemble de dispositifs d’aide à la création, à la diffusion, à l’enregistrement dans le cadre de structures régionales.
Cette première édition de l’opération "Focus On" semble prometteuse et répond en tout cas aux attentes et aux besoins des musiciens.
Maintenant, les choses sérieuses commencent. Il ne faudra pas s’endormir sur ses lauriers... mais passer à l’action ! Nous attendons la suite en espérant que des portes et des scènes s’ouvriront ensuite pour accueillir ces formations qui le méritent amplement. Pas uniquement en Basse-Normandie, ce serait mieux !

Nous revenons sur cette sélection par ailleurs : lire ici.


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