Sommaire  

Laurent Cugny explique dès l’entrée de jeu, qu’écrivant une histoire du jazz en France [Une histoire du jazz en France . Tome 1 : Du milieu du XIXème siècle à 1929, Paris, 2014), le personnage d’Hugues Panassié lui était apparu incontournable dans les années 30 et qu’il avait décidé de le traiter à part [jazzpanassie.fr]. Il indique aussitôt son préjugé défavorable et son questionnement sur sa production d’un point de vue de musicologue -évaluer les apports réels d’Hugues Panassié- et sa présence jusqu’à aujourd’hui. Suit une bibliographie commentée et une courte biographie qui enchaîne sans solution de continuité sur sa production de critique et particulièrement sur son premier article de juin 1930 dans la Revue musicale où se retrouvent "les idées fondamentales que l’auteur déclinera tout au long de sa vie" (p.25) : l’expertise -non pas la sienne, mais celle des musiciens- qui fonde les jugements de valeur, la classe des artistes, l’improvisation, l’importance du disque, la primauté des noirs (25-28). L’exposé est clair et académique, avec de longues citations, mais Laurent Cugny fait des remarques mal venues à cette place pour montrer que déjà sous le jeune Panassié perçait le vieux pape Montalbanais ; ce sera ainsi tout au long du livre, l’auteur sait la fin et relève dans chaque écrit ce qui annonce l’après-1946.

  Le Jazz-Hot

La part la plus importante du livre (p.29-92) est consacrée à l’analyse du premier livre de Hugues Panassié : Le Jazz-Hot (Paris, 1934, 433 p.). C’est très complet et permet à ceux qui, comme votre serviteur, ne l’ont pas lu -et n’ont pas l’intention de le lire- de se rendre compte de son contenu. Il ne saurait être question de résumer l’analyse, qui présente toujours ce même défaut téléologique exprimé clairement dans une sorte d’introduction (Théorie p. 32-34) que suit un exposé avec citations nombreuses, mais où intervient sans cesse l’interprétation anachronique, ce que Panassié sera devenu.

Vient ensuite une rectification importante sur l’idéologie de Hugues Panassié et son positionnement politique pendant l’occupation, le libérant d’accusations injustes et non fondées de collaborationnisme. Laurent Cugny conclut qu’il a fait profil bas. Notons que Panassié a fait une conférence sur le jazz, musique des noirs, et qu’il a déclaré aimer cette musique que Goering qualifiait de "musique de sauvages youpino-nègres américains" [cité par Mike Zwerin, Swing under the nazis, 2000, p. 6 : “americano nigger kike jungle music”) et qu’il avait un enfant adultérin en 1942, ce qui n’était pas agréable à la morale de “l’Etat français”.
Laurent Cugny relève le caractère paranoïaque de Hugues Panassié et remarque qu’il a dépensé la fortune se son père pour le jazz.

Le livre commente ensuite les ouvrages d’après-guerre de Hugues Panassié et son enfermement dans le passé, ainsi que les bien vaines polémiques qu’il essayait d’animer [Notons que les mélomanes de “musique classique”, qui qualifient une œuvre de Schoenberg écrite en 1909 de “musique contemporaine” ou qui ont découvert “Le Sacre du Printemps” de Stravinski en 2013, à l’occasion de la commémoration de son centenaire, ne sont pas victimes d’une telle opprobre].

L’obsession de Laurent Cugny amène aussi à des bizarreries rédactionnelles. Quand Hugues Panassié (22 ans) écrit “Nous ne pensons pas exagérer en disant que Louis Armstrong est non seulement un génie mais encore un des créateurs les plus extraordinaires que la musique ait connu”, Laurent Cugny ajoute en note que “Cette dernière phrase fera bondir nombre d’observateurs. Elle exemplifierait la propension à l’exagération de l’auteur”. Est-ce à dire que Louis Armstrong n’est pas un génie ni un des créateurs etc.” [p.55 et note 39]. À l’occasion d’un concert récent (2014), un duo Billy Harper/ Randy Weston [ Lire sur CultureJazz.fr], un amateur trentenaire m’a dit avoir découvert Louis Armstrong -celui des Hot 5 et 7- et en être resté tout abasourdi. Quel effet pouvait produire Louis Armstrong en 1930 ? Il en est de même sur le caractère afro-américain du jazz, la rédaction de Cugny laisse à penser que cela est faux.
On pourra facilement accuser Laurent Cugny d’une vision élitiste et parisianiste. Il ne s’est pas préoccupé de l’amateur moyen, celui qui a acheté le livre, pour comprendre un peu ce qui se passait dans ce monde lointain et mystérieux, qui avait besoin d’un guide, ni du rôle de Hugues Panassié à Montauban. Pourtant le travail était déjà fait, dans Des briques et de jazz de Charles Schaettel (2001, rééd. Atlantica, 2014) [voir CultureJazz.fr ici], qui permet de comprendre le rôle pratique de Hugues Panassié [Chapitre 2, p.36-57]. Il s’agit de débrouiller ce qui est du jazz et ce qui n’en est pas et de guider l’amateur dans ses achats, surtout pour le non-parisien qui n’a pas de disquaire complaisant lui permettant d’écouter avant d’acheter [C’est à quoi servent toujours les revues et sites qui s’adonnent à la chronique de disques] ;
La conclusion finale de Laurent Cugny est dans la lignée de l’analyse : “Hugues Panassié est un démiurge qui crée un monde du jazz entièrement à l’aune de son goût personnel, avec cette folie particulière de qui s’acharne à convaincre le monde qu’un goût particulier (le sien) ne peut être que le goût universel” (141). Analyse psychologique pour analyse psy’, j’inclinerai à penser que Hugues Panassié était victime d’une sorte de syndrome de Peter Pan. Son goût reste fixé à celui de sa jeunesse, comme cela est le cas de tant de gens.

Le principal défaut de cet ouvrage est, outre son parti-pris d’origine - sa construction en vue de la conclusion, sous un prétexte académique musicologique, qui n’est pas respecté-, de ne pas tenir compte de la réalité socio-historique.
En 1930, un jeune homme de 18 ans publie un livre sur une musique sur laquelle n’ont été écrit en français que des impressions. On aurait aimé savoir quelles musiques il écoutait avant de découvrir le jazz, on aurait savoir quel était l’état de la musicologie du temps [comment étaient structurés les articles de la Revue musicale, par exemple]. Les renvois à Maritain sont bien peu instructifs et sont certainement, comme le pense Cugny, un placage culturel. Quels sont les faits : en 1930 (je répète la date, qui me semble importante), un jeune homme fortuné qui fait venir de nombreux disques des USA [il a fait construire une caisse spéciale dont le couvercle est vissé, ce qui permet une ouverture facile par les douaniers qui en vérifient le contenu et évite la casse, laquelle joue certainement un rôle dans la connaissance effective de la musique], ignore Jelly Roll Morton, mais comprend l’importance de Louis Armstrong et Duke Ellington, fonde une théorie sur le rôle du phonographe et expose “ses goûts” dit Laurent Cugny sur les musiciens [Et diantre ! Comment faire autrement : dans son Histoire de la musique, Paris, 1949, Emile Vuillermoz -qui a écrit sur le jazz et dirigeait la Revue musicale-, consacre à peine une page à Couperin et six sur Vincent d’Indy, pas même une page à Schoenberg et deux à Maurice Emmanuel].
Tout à sa poursuite psychologique, Laurent Cugny n’a pas bien vu le rôle du disque, alors même qu’il nous donne tous les éléments pour le comprendre -je répète que je n’ai pas lu ce livre et je n’en sais que ce que Laurent Cugny en dit. Alors que l’on peut analyser la structure de l’œuvre écrite par la lecture, le jazz n’existe que par l’écoute de son enregistrement qui tient la place de la partition et l’analyse se fait par le musicien soliste. Il y a un parallélisme clair : partition/disque, analyse de la structure/identification du soliste.

  Conclusion

Un livre sur Panassié n’est ni fait ni à faire. Qui s’intéressera sérieusement à l’œuvre complète de Panassié, ses écrits, ses conférences. Un thésard ? Tant de questions sans réponses.

a) La famille de Hugues Panassié n’est pas si traditionnelle qu’elle est dite. Son père épouse une géorgienne, qui meurt, puis une femme de son milieu, veuve ou divorcée avec deux filles. Lui-même épouse une femme de dix ans son aînée dont il a un enfant, prend rapidement une maîtresse et lui fait un enfant adultérin -qu’il ne peut donc pas reconnaître avant la loi de 1972, même en épousant la mère. Une curieuse note nous dit que l’épouse de Panassié a deux enfants déclarés de père inconnu, mais qui portent le nom de Panassié. Sont-ils séparés de corps ? Panassié a-t-il refusé de les désavouer, la présomption de paternité étant absolue ? Cette note [p. 21 note 41] est-elle fantaisiste ? En tout cas, ce garçon, gravement malade de la polio à l’adolescence qui le coupe du monde, a tout pour être un original.

b) Qu’est-ce que la trompette en 1930 quand Panassié entend Louis Armstrong. Quel effet cela fait ? Grand, si j’en juge par des réactions de mélomanes “classiques” à “Potato Head blues”, il y a encore 20 ans. On peut se poser la question pour tous les instruments et ensembles. Qu’est-ce que le jazz en 1930 ? Il y a sans doute une réponse dans le tome 1 de l’Histoire du jazz en France que rédige Cugny, mais un résumé aurait été utile. Le parisianisme de l’auteur fait craindre qu’il n’ait guère pris en considération la situation des petites villes de Province où le jazz est un moment musical que les musiciens de bal donnent en fonction du public et dans la mesure de leurs propres moyens.

c) PROPAGANDE. Panassié n’a pas écrit une théorie du jazz (c’est pourquoi il ne s’intéresse pas à son histoire, mais au présent, au plaisir de l’écoute), mais un livre de propagande et il en a aussi fait par ses articles et ses conférences dans la région toulousaine. L’Histoire de l’Europe pourrait peut-être expliquer l’emploi de ce terme en 1934. Dans le domaine artistique, rappellons que le Deuxième Manifeste du Surréalisme avait paru en 1930 ; l’époque était aux anathèmes. Pourquoi le jazz serait-il la seule musique qui ne fixerait pas ses limites ? En 1972, à Barcelone (Espagne), au rayon disques du Corte Inglés [Chaîne de grands magasins généralistes], dans les bacs “Flamenco”, on trouve Luis Mariano et dans ceux du Jazz, Johnny Hallyday ; en décembre 2017, sur Arte, la présentatrice d’un concert de Max Raabe dit qu’il chante le jazz des années 30 ; année scolaire 1966/67, votre serviteur a dû opposer une ferme et définitive fin de non-recevoir à M. Claude Déhan, son professeur de musique au lycée Paul-Langevin (Suresnes), pédagogue (propagateur du solfège par la flûte à bec) et compositeur, qui considérait que le meilleur du jazz, c’était la “Rhapsody in blue” de Gerschwin ou “la Sonate pour violon et piano” de Ravel. Au fait, c’est Christian Wagner, le prof’ de saxo-alto de Panassié qui l’a remis dans la voie du vrai jazz : le panasséisme n’est qu’une séquelle du wagnérisme.

d) Mezz Mezzrow, musicien exécrable, souvent cité, aurait mérité un chapitre à part, d’autant plus qu’il semble que Panassié jouait vraiment de la clarinette [Schaettel, op.cit., p. 56a et photo p. 57].

e) Que s’est-il passé en novembre 1946 ? Panassié, tolérant en octobre, est devenu sectaire. Pour Laurent Cugny ce n’est que la révélation d’une maladie ancienne. C’est un peu court. Même dans cette hypothèse quel aurait été le facteur déclenchant ?

UN DERNIER MOT
L’anti-panassiéisme ne doit pas vous dispenser d’écouter le jazz d’avant le be-bop.
"Sat prata biberunt". Retour à la musique.