Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas ici de défendre des musiques, des pratiques ou des scènes nationales, mais de constater comment, grâce à leurs racines, leurs cultures, leurs traditions spécifiques, et à leurs confrontations dans de fructueuses rencontres, des musiciens luttent à leur manière contre la mondialisation uniforme qui produit des clones interchangeables et banalise toute aventure artistique.
[Lire la première partie de cette revue européenne ici... ]

  En France, on se souvient...

Poursuivons notre tournée européenne par un disque qui réconcilie (si tant est qu’elles soit fâchées) l’Europe, et en l’occurrence la France, avec la terre nord-américaine qui a vu naître le jazz. Ce quintette Art Déco, titre d’une composition très années 20/30 du trompettiste Don Cherry, a été réuni par le batteur montpelliérain Denis Fournier qui s’est entouré de musiciens voisins (dans tous les sens du terme) ayant tous rencontré et/ou joué avec Don Cherry, côtoyé l’homme, été imprégné de sa pensée musicale depuis longtemps, bref vécu avec ce jazz libre d’essence afro-américaine et universelle : Doudou Gouirand (saxo alto et voix), Michel Marre (trompette et bugle), Gérard Pansanel (guitare) et Jacques Bernard (contrebasse).
Un hommage à Don Cherry ? Oui, dans le sens où il n’est ni fabriqué, ni opportuniste, ni superficiel. Beaucoup d’hommages, parfois réussis, comportent un répertoire original spécialement réalisé pour l’occasion. D’autres, dont on fait souvent grand cas, se situent complètement à côté la plaque, car le désir de se singulariser, de faire œuvre personnelle, passe avant tout. Ici, les cinq musiciens ont repris neuf compositions de Don Cherry (+ Ed Backwell) et Ornette Coleman, qu’ils ont encadrées par un Welcome de John Coltrane et le Witchi Tai To de Jim Pepper. N’ayant jamais perdu cette élasticité, cette liberté, cette richesse, ils jouent, tout simplement mais merveilleusement, la musique qu’ils ont toujours aimée, avec laquelle ils ont vécu. Cela fait partie de leurs racines, et c’est la raison pour laquelle ils continuent et ont le plaisir de se retrouver ensemble sur ce répertoire qui fait partie du patrimoine que nous ont laissé ces grands musiciens noirs.
Un hommage ? Non, le jazz vivant, tout simplement. Le message de l’âme : « A Soul message » (Vent du Sud VDS 116 – www.denisfournier.fr / www.lesallumesdujazz.com). OUI !

« Depuis 2011, Hippie Diktat balance sa Transe Noise sur les scènes alternatives européennes. Les rythmiques répétitives héritées d’un Steve Reich creusent le granite en profondeur et la masse sonore impressionnante libère un espace solaire infini. » Voilà qui est parfaitement bien dit dans le courrier qui accompagne ce disque qui, on s’en doutera, n’a pas grand chose à voir avec le précédent. Mais nos petites revues ne sont-elles pas faites pour permettre à des pratiques et des productions diverses et opposées de cohabiter, le seul critère retenu étant que la musique soit bonne et intéressante ? Ce qui est le cas avec ce trio réuni par le batteur Julien Chamla, avec Richard Comte (guitare) et Antoine Viard (saxo baryton), formule instrumentale originale. Avec 40’ de déferlement quasi ininterrompu, le résultat est impressionnant, mais peut-être un peu oppressant pour l’auditeur. « Gran Sasso » (Coax 033Hip2 / Nunc 010 – www.hippiediktat.com / www.collectifcoax.com).

Au delà des rencontres, fortuites ou régulières, de nombreux orchestres et réalisations discographiques donnent à entendre des musiciens issus de différents États européens qui tentent d’explorer ensemble de nouvelles voies, sans parler des échanges avec les musiciens américains, dans des rapports qui ne sont plus de l’ordre du maître à l’élève. Ce n’est pas nouveau mais le périmètre s’est nettement élargi au-delà des pays occidentaux habituels, France, Grande-Bretagne, Belgique, Pays-Bas, Allemagne et Italie par où nous commençons.

  En Italie, en Autriche, et surtout en Allemagne, que d’échanges stimulants !

La flûtiste italien Stefano Leonardi s’était déjà signalé à nos oreilles avec Conversation About Thomas Chapin (cf. Culturejazz « 3 grands orchestres et autres pépites » 21/11/2014). Le revoici en quintette, avec la même rythmique suisse, Heinz Geisser (percussions) dont nous avons souvent rendu compte des productions (Collective 4tet, Ensemble 5) et Fridolin Blumer (contrebasse), partenaire régulier de Geisser dans ce même Ensemble 5 . S’ajoutent deux solistes italiens, Marco Colonna (différentes clarinettes) et Antonio Bertoni (violoncelle), soit un alliage sonore original. Cette musique improvisée nerveuse dynamique, lumineuse, parfois stridente, force l’attention. « L’Eterno  » (Leo Records LR 830).

Nous avions découvert la saxophoniste autrichienne Tanja Feichtmair avec le Trio Now ! (cf. Culturejazz « Leo Records : une production qui laisse pantois » 13/02/2018). Cette nouvelle parution propose des enregistrements antérieurs réalisés en public. D’une part une longue suite d’une demi-heure, Omnixus, avec trois musiciens américains, Scott Looney (piano), Hugh Livingston (violoncelle) et Damon Smith (contrebasse) enregistrée en 2009, d’autre part une série de solos de saxophone alto datant de 2011. La composition en quartette, très librement interprétée, est une pièce dense et tendue de free music tranchante et accidentée. Parfaitement entourée par ses trois partenaires particulièrement aguerris, la saxophoniste évolue souvent sur la corde raide. Beaucoup de “nervosité” également dans les six pièces en solo bien agencées où Tanja Feichtmair, avec des pratiques contrastées, fait montre de beaucoup d’autorité et d’invention. Une musique difficile et sans concession qui mérite d’être écoutée avec grande attention. « Omnixus + Solo » (Leo Records LR 852).

Autre brillante saxophoniste alto, Angelica Niescier, originaire de Cologne, s’est également choisie des partenaires américains depuis son premier CD Intakt (CD 263 NYC Five), suivi par The Berlin Concert en trio. Ce nouveau disque a été enregistré à Brooklyn, en compagnie de son fidèle contrebassiste, Christopher Tordini, tandis que le grand Gerald Cleaver prenait la place de l’étonnant et singulier Tyshawn Sorey derrière la batterie. À ce trio de grande classe, qui produit une musique nerveuse et swinguante, impliquée et concentrée quoique très ouverte, s’ajoute un invité, le trompettiste Jonathan Finlayson dont la qualité et la finesse du jeu apportent beaucoup. Ajoutons que les huit pièces ici présentées, très différentes l’une de l’autre, sont de la plume d’Angelika Niescier. « New York Trio » (Intakt CD 321).

Pianiste slovène installée à Amsterdam, Katia Draksler y a rencontré le contrebassiste suédois Peter Edhl et le batteur allemand Christian Lillinger (CD Intakt 279 Amok Amor) et cela a donné ce nouveau trio que nous vous présentons. Nous sommes frappés dès le début par la complexité du jeu formidablement maîtrisé et par l’autorité des trois musiciens, et par la lisibilité, la limpidité de la musique, qu’exprime parfaitement le jeu de piano résonnant, profond, ou cristallin, percussif. Couches rythmiques sous-tendues, solos parfaitement intégrés, sens du placement dans l’espace, tout cela demande une grande écoute réciproque. Sur un répertoire de compositions amenées par chacun, l’héritage du genre trio piano-basse-batterie et son dépassement vers de nouvelles voies, nous sommes là en présence du jazz contemporain dans ce qu’il a de meilleur. « Punkt.Vrt.Plastic » (Intakt CD 318). OUI !

Nous avons parlé à plusieurs reprises du saxophoniste allemand Joachim Gies, notamment avec le groupe à géométrie variable No Missing Drums Project, auquel participèrent Lauren Newton, Joëlle Léandre, Ernst-Ludwig Petrowsky, Axel Dörner, Rudi Mahall et autres solistes de renom. Parmi ses autres activités, on le trouve à la tête de son Ensemble X en 2012, avec un disque « Mnemosyne », titre d’une pièce consacrée au poète Friedrich Hölderlin et chantée par la soprane Gesine Nowakowski (Leo Records LR 679). Nous retrouvons cette chanteuse lyrique renommée dans ce nouveau disque entièrement consacré à Hölderlin. Gies est le seul instrumentiste d’un trio que complète une récitante, Angela Winkler, actrice de théâtre et de cinéma très connue. C’est une étape de plus pour le saxophoniste (alto et ténor) qui a l’habitude de travailler avec des vocalistes improvisateurs issus du monde classique/contemporain. Trois poèmes sont ainsi récités, chantés et “accompagnés” avec concentration et recueillement, et enregistrés dans une chapelle face au public dans d’idéales conditions.. La progression est lente, le souffle perceptible, et l’auditeur est pris par cette musique très horizontale... même s’il ne comprend pas l’allemand ! « … es fehlet an Gesang, der löset den Geist  » (Rime Records 95011 – www.rieserler.de/rime-records).

Dans un genre plus agressif, le groupe Z-Country Paradise permet à une chanteuse-diseuse-récitante serbe, Jelena Kuljic, de se faire la voix sur des poèmes de Charles Simic, Américain d’origine yougoslave, et d’Arthur Rimbaud (en anglais), soutenue par un trio guitare-basse électrique-batterie très rock, et le fameux saxophoniste Frank Gratkowski qui évolue avec aisance dans cet environnement et dont appréciera les interventions tranchantes à l’alto et à la clarinette-basse. “Z-Country is art punk, post punk, post, art, bluesy...” écrit Kurt Gottschalk dans le livret illustré de nombreuses photos prises lors de ce concert donné à Lisbonne. Ceci pour tenter de vous donner une idée de l’ambiance. « Live In Lisbon » (Leo Records LR 801).

Le même batteur, Christian Marien, fait partie du singulier trio I Am Three qui se consacre entièrement à la musique de Charles Mingus (on peut faire plus mauvais choix !). Trio sans contrebasse dont les deux autres membres sont le saxophoniste alto Silke Eberhard et le trompettiste Nikolaus Neuser. Après un premier disque (cf. Culturejazz « Une année avec Leo (1) » 16/12/2016), voici I Am Three & Me, le “moi” étant la chanteuse anglaise bien connue Maggie Nicols (toujours plus “originale” que sa jeune consœur ci-dessus, mais ne jugeons pas). Hormis sur un titre, les paroles du répertoire choisi ont été écrites par Mingus lui-même et, apparemment, toutes n’ont pas été enregistrées avant les interprétations originales, chantées ou récitées de Maggie Nicols. Voilà à nouveau un “hommage” qui nous plaît, d’une belle irrévérence et d’un bel amour pour cet immense personnage de l’histoire du jazz. L’expression est brute, presque primitive, avec un côté jungle d’autant approprié que Mingus se reconnaissait comme un descendant direct de Duke Ellington. L’esprit est là, on est dans Mingus des pieds à la tête. Bravo ! «  Mingus’ Sounds Of Love » (Leo Records LR 844).

Changement d’atmosphère avec deux duos piano-saxophone. Le premier réunit le pianiste allemand Lucas Leidinger et le sax-alto belge Daniel Daemen dans une série de onze courtes pièces composées par le pianiste. Toutes sont des évocations de souvenirs particuliers. Un joli travail très abouti par deux musiciens qui jouent également ensemble en quartette. « Dialogues  » (Leo Records LR 820).

Plus aventureux se présente la rencontre entre la pianiste américaine Carol Liebowitz et la saxophoniste-ténor allemande Birgitta Flick. Le son assez lisse et le jeu sinueux de cette dernière se mêle bien aux parties contrastées du piano dans huit improvisations libres, mais sans doute réfléchies et élaborées. S’y ajoutent deux standards (chantés avec finesse par la pianiste) dont un jumelé avec un thème du guitariste Billy Bauer, et une composition de Birgitta Flick qui donne son titre à cette belle réalisation. « Malita-Malika » (Leo Records LR 838).

  D’Allemagne en Russie... et jusqu’au Japon

Simon Nabatov est un pianiste qui, comme beaucoup de musiciens russes, possède une immense culture musicale et une technique parfaite, issue de ses études classiques-contemporaines. Mais c’est aussi un véritable jazzman, doublé d’un compositeur, donc un musicien complet, ce qui n’est pas si courant. Prolifique et voyageur depuis longtemps, nous le rencontrons très souvent – nous avons recensé ici même une bonne dizaine de CD sous son nom (cf. Culturejazz « Une année avec Leo (2) » 30/12/2016 où pas moins de 4 CD sont passés en revue) – dans des contextes et formules différentes. Installé à Cologne, il réalise presque tous ses enregistrements au Loft. Ainsi ce String Trio où il retrouve Gareth Lubbe (violon alto) avec qui il avait enregistré en duo, et auquel se joint Ben Davis (violoncelle) que nous avons entendu avec Ingrid Laubrock. Les six Situations composées par Nabatov nous emmènent, avec des musiciens aussi accomplis, dans des sphères assez élevées, où l’ampleur, la résonance et la précision du piano s’accordent parfaitement avec les cordes en une sorte de musique de chambre où silences, respirations, rythmes, énergie, contrastes, peuvent nous faire voyager entre Erik Satie et l’École de Vienne dans cette liberté unique qu’a toujours apportée le jazz. « Situations » (Leo Records 826). OUI !

En tournée en Asie, Simon Nabatov a rejoint au Japon le saxophoniste-alto et clarinettiste Akira Sakata pour une série de concerts en quartette dont les deux autres membres étaient le contrebassiste Takashi Seo et le batteur australien Darren Moore. Free jazzman devant l’Éternel, Sakata est un vétéran – je l’avais découvert en 1974 au sein du trio du pianiste Yosuke Yamashita – qui s’est frotté à Peter Brötzmann, Peter Kowald, Han Bennink, John Zorn, Sonny Sharrock, etc. Et il n’a rien renié de ses choix radicaux. Aussi l’intensité, la force et de rudes interventions vocales qui doivent plonger dans les traditions japonaises, saisissent l’auditeur de ce concert capté en direct à la fin de la tournée. « Not Seeing Is A Flower » (Leo Records LR 843).

Le Ganelin Trio fut le premier groupe de musiciens russes publiés à l’initiative de Leo Feigin en 1979. Quarante ans plus tard, le producteur hardi et le pianiste jazzman d’exception travaillent toujours ensemble. Quel bel exemple d’amitié et de confiance ! Le présent disque réunit en concert Slava Ganelin au piano, aux synthétiseurs Korg et aux percussions, et Vladimir Homyakov aux grandes orgues de la société philharmonique de Chelyabinsk en Oural, et se déroule en deux parties de 35’ chacune environ. Compte tenu du volume sonore, de l’amplitude et du foisonnement de cette musique de cathédrale, le résultat est assez époustouflant, et impressionne notamment Steve Day qui, dans son texte du livret, ne craint pas d’appeler cette musique grandiose : du jazz. Chacun appréciera cette œuvre contemporaine comme il l’entend, flirtant parfois avec le “pompier” mais sublimée par Ganelin et son partenaire. « Neuma » (Leo Records LR 846).

Avec cette revue en deux parties ouverte et refermée par Steve Day – ce n’était pas calculé – s’achève notre voyage européen, ponctué de belles découvertes, qui nous emmena jusqu’au confins de la Sibérie et même jusqu’au Japon. La musique n’a pas de frontières, mais elle a des racines.


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