Marseille, Théâtre des Bernardines du 18 au 21 septembre 2019.

Dans son introduction en public et dans l’édito du programme, Claude Tchamitchian présentait la thématique la 7è édition du festival : "Le hasard, la transformation".
En quatre soirées, le contrebassiste ici directeur artistique invitait à découvrir "différentes façons de voir et d’entendre, toutes génératrices de musiques et de spectacles forts et proprement "inouïs", nourris à l’essence même de la création jazzistique actuelle" (extrait de l’éditorial). Voilà de quoi nous mettre en appétit tout en rêvant que plus de festivals aient la même exigence artistique ! Nous l’attendions au tournant bien entendu, pour voir si derrière les mots, la musique serait à la hauteur des découvertes promises. On retrouvait des musiciens souvent bien connus, allaient-ils nous surprendre, nous émouvoir, nous ravir ?

Mercredi 18 septembre 2019.

19 heures. Stéphan Oliva et Mélissa Von Vépy "Miroir, miroir"

Ouverture aérienne avec le pianiste Stéphan Oliva et la comédienne-trapéziste Mélissa Von Vépy. Ils mettent la barre haut (littéralement !) avec un éblouissant jeu d’équilibre, à travers un miroir suspendu au-dessus de la scène. En improvisant en solo sur une pièce de Béla Bartók, Stéphan Oliva apporte une introduction nouvelle à ce spectacle créé il y a dix ans déjà. Mélissa devient ensuite l’Alice de Lewis Carroll, casse le miroir en son centre et s’en empare dans une chorégraphie acrobatique saisissante. Nous rêvons et frémissons avec des yeux d’enfants ébahis portés par la poésie pianistique de Stéphan Oliva. Un instant suspendu...

21 heures. Bruno Angelini Quartet

On reste dans la complicité fusionnelle du visuel et du sonore avec le quartet constitué sur la base du duo Bruno Angelini / Michele Rabbia qui fait entrer dans son univers le saxophoniste norvégien Tore Brunborg et le créateur vidéaste Romain Al’l.
Ce sera une autre traversée du miroir, un voyage entre musique et images. Un jeu d’équilibre instable mais maîtrisé entre le son naturel et ses mutations à travers les machines électroniques. Ces musiciens sont aussi sûrs de leurs gestes d’artistes et de la matière qu’ils composent dans l’instant que la trapéziste sur sa barre suspendue. "Spectacle fort et proprement inouï" écrivait Claude Tchamitchian ?
On y est assurément. Le bonheur de l’écoute et de l’image nous transportent.


jeudi 19 septembre.

Pour conclure une belle journée de fin d’été, on se retrouve au Théâtre des Bernardines, à deux pas de la Canebière pour la seconde soirée des Émouvantes 2019.

Émotions mouvantes et renversantes encore avec deux concerts attendus...

19 heures. Sylvain Kassap & Benjamin Duboc.

Le duo Sylvain Kassap (clarinettes) et Benjamin Duboc (contrebasse) était en scène à l’heure où d’autres siroteraient le pastaga. Là, on se centre et se concentre sur le jeu de deux improvisateurs aguerris qui entretiennent désormais une vraie complicité. Le jour de la sortie de leur nouvel (et seul) album en duo [1], on n’assistera pas à la reprise de titres pré-emballés. L’impro, c’est le saut dans l’inconnu encore et toujours. On s’échauffe tranquillement dans un jeu de bruissements, on flirte avec les aigus puis on creuse des graves profonds... Tiens, on dirait un blues qui passe mais on retourne vite aux confins de l’orient (les clarinettes...). Un bourdon de contrebasse évoque des musiques fort anciennes et voilà Benjamin Duboc qui triture ou caresse ses cordes à l’archet... Une heure est passée avec ses temps forts et ses moment d’errance, le temps du doute et de la détermination. La musique s’est construite, comme ça... et s’en est allée. Il vous reste le disque c’était ailleurs, autrement et ce sera toujours différent.

21 heures. Guillaume Orti Quintet : "...ence"

Avec "...ence", Guillaume Orti, saxophoniste et ici compositeur-créateur, nous laisse imaginer un début, un état... Présence, conscience, cohérence, sans violence, toute une science maîtrisée pour échafauder une œuvre singulière captivante de bout en bout. Il s’agissait là d’une commande du festival les Émouvantes, une production "subventionnée" par le dispositif d’aide à la création qui permet à l’artiste de bénéficier de temps... et d’argent pour mener à bien un projet. En musicien engagé et déterminé, Guillaume Orti a su profiter pleinement de cette opportunité pour réunir une formation originale rassemblant des musiciens qui ne se connaissaient que peu ou pas du tout. Une formule magique finalement car ce concert a captivé un auditoire qui a laissé vivre la musique en hésitant même à applaudir le moment venu comme si le silence était nécessaire pour reprendre ses esprits.
"Magique", "Magnifique" entendait-on ensuite dans la petite cour du théâtre parmi le public estomaqué ! Quelle belle idée de réunir la vièle à roue du canadien Ben Grossman (oubliez tout ce que vous savez ou pensez de cet instrument, écoutez !), les percussions éclatantes de François Verly (métaux, peaux, bois, une forêt de sons purs), la contrebasse profonde de Nathan Wouters, le belge de l’équipe, et le piano de Benoît Delbecq (un orfèvre dans la préparation de l’instrument !) ! Guillaume Orti ondule dans cet univers sonore, susurre et s’exclame, manie brillamment les effets du discours aux différents saxophones, prolongeant son chant par les percussions : tube sonores, tambour et même cymbales charleston jouées en même temps que le sax dans un final étourdissant.
On a connu bien des "créations" qui ne méritaient guère de lendemain. "...ence" sonne comme une impatience : les réécouter au plus vite. Ils le méritent évidemment.


vendredi 20 septembre

19 heures. Michel Godard & Philippe Deschepper

Michel Godard dialogue avec son ami de plus de 30 ans, Philippe Deschepper. Serpent ou tuba et guitare s’entendent bien et se retrouvent sur des chemins complices pour improviser au gré de leur envie ou en suivant le fil ténu de quelques lignes mélodiques qui sont des points de repère et d’équilibre. Le contraste des timbres, les jeux de couleurs entre le son très naturel des cuivres et la guitare toute en nuances et en effets maîtrisés retiennent l’attention autant que la posture de musiciens d’une grande bienveillance mutuelle. Ils ne soucient pas des attentes du public et de l’effet de leur art, ils jouent, ravis de se retrouver là pour renier les fils d’une amitié à l’épreuve du temps et des aléas de la vie. Et si c’était ça aussi le blues ?

21 heures. Régis Huby "Unbroken", la symphonie éphémère.

Pour son projet "Unbroken", Régis Huby n’a rien écrit ! Non, il a décidé d’agir en assembleur. On connaît l’inspiration, l’imagination, la détermination du violoniste, pas breton pour rien ! Il a agi en architecte, plaçant au centre de cet ensemble le Trio IXI à savoir Guillaume Roy à l’alto, Atsushi Sakaï au violoncelle et lui même au violon. Autour, il a fait appel à trois musiciens qui ont en commun la maîtrise assez magique des objets et machines électroniques. Le passeur dans ce monde "acoustronique", c’est Michele Rabbia et sa science unique pour enregistrer puis transformer dans l’instant ses sons et gestes de percussionniste en une matière inouïe aussi naturellement qu’il le ferait avec ses toms et cymbales. Vient ensuite la guitare d’Eivind Aarset qui décuple ses possibilités sonores de l’instrument avec un ensemble de machines disposées devant lui. Jan Bang, enfin, vient achever l’ouvrage collectif en captant les sons de l’ensemble pour donner une forme finale à cette matière mouvante.
"On est dans une forme de peinture sonore à laquelle chacun apporte sa sensibilité..." déclarait Régis Huby dans un entretien [2]. "On en est parfois à ne plus savoir qui génère quoi". Et c’est bien là que réside la magie de ce projet qui nous enveloppe dans une bulle sonore fascinante en créant une symphonie éphémère. Ça n’a jamais sonné ainsi nous dira plus tard Guillaume Roy, étonné, dans la douceur de la nuit marseillaise... C’est étonnant, fascinant et magnifique, effectivement.


Samedi 21 septembre.
Notre camarade Christian Ducasse est de retour à Marseille. C’est à lui que vous devez les photos de cette dernière journée ! Merci Christian !

L’édition 2019 des Émouvantes s’achève... Si l’improvisation est toujours de mise, cette soirée présentait deux œuvres bien différentes reposant sur un travail très abouti de conception et d’écriture.

19 heures. Claude Tchamitchian solo "In Spirit"

Comme chaque soir à cette heure, Claude Tchamitchian entre en scène. Cette fois, il ne présente pas la soirée, il joue. Il interprète sa dernière œuvre en solo, "In Spirit", projet qui a pu aboutir par un heureux hasard qui lui a permis d’être dépositaire d’une des deux contrebasses d’un de ses maîtres, Jean-François Jenny-Clark. Cet instrument lui a permis de relever les défis techniques qu’il s’est lui-même imposés, en particulier dans le jeu à l’archet et parfois avec deux archets dans la seconde des quatre suites du programme, "In Memory". Une heure de musique dense, intense sur le plan émotionnel, visiblement éprouvante pour le musicien qui va jusqu’au bout de l’effort tel un marathonien. On ne sait plus alors ce qui est écrit et improvisé. La musique prend vie dans l’étreinte de l’instrument par le musicien. C’est une danse, une joute, un combat parfois devant les yeux de l’auditeur qui ne peut rester indifférent. Quand tout s’arrête, le silence s’impose avant que l’auditoire transporté ne manifeste son bonheur. On applaudit, on admire la performance et la densité de cette musique. L’esprit, la mémoire, l’enfance, la vie : tout est dit.

21 heures. Marc Ducret Ensemble "Lady M"

Et voilà, le moment est venu de voir, en chair et en os, ce "Lady M", dernier projet en date de Marc Ducret. J’avais écouté le disque paru chez Illusions, je l’avais chroniqué pour CultureJazz (Appeal du disque - mai 2019), j’avais lu la chronique échevelée d’Alain Gauthier à propos du concert donné le 4 mai dernier à Paris (ici...) alors...
Alors, voilà comment on boucle la boucle dans un programme de festival tout à fait exemplaire. Après avoir associé le plaisir des yeux à celui de l’écoute en ouverture, on se trouvait à nouveau devant un spectacle parfaitement structuré. Disposés en quartier de lune (comme écrivait Alain Gauthier), les instrumentistes vont accueillir tour à tour puis ensemble les deux vocalistes : le contre-ténor Rodrigo Ferreira et la soprano Lea Trommenschlager. De la célèbre "pièce écossaise" de William Shakespeare, les hommes ont retenu les kilts devenus de longues jupes noires façon battle-dress associés à des rangers qui leur confèrent une allure de samouraïs rétro-punks assez saisissante. Catherine Delaunay porte une robe noire déstructurée (de chez Sarah Lee Lefèvre [3]) alors que Lea Trommenschlager impose sa présence dans une robe en fils rouge-sang sur fond beige. L’assemblée en impose et renforce la dimension dramatique, tragique de cette œuvre basée sur le monologue de Lady Macbeth à l’acte V de la pièce. Macbeth passe souvent pour une œuvre maudite dans le milieu du théâtre où l’on évite de prononcer son nom, ce qu’a fait Marc Ducret en ne concernant que l’initiale. "Lady M" est une œuvre aussi saisissante qu’inclassable, un véritable défi de musicien qui a su s’affranchir de toutes les règles établies et des barrières entre les genres musicaux. Je ne vous raconterai pas ce concert en détail, je préfère vous renvoyer au récit épique, décoiffant (et héroïque) d’Alain Gauthier (que j’évoquais ci-dessus !).
On ne peut qu’espérer que ce "Lady M" trouve de nombreuses scènes pour toucher un large public, évidemment. Il faudra dans ce cas penser à aider l’auditeur non-averti à donner du sens à ce projet. Un feuillet distribué, voire un générique projeté avant l’entrée en scène permettront de comprendre le propos de l’œuvre et d’éviter ainsi de se faire taxer d’hermétisme ou d’intellectualisme. Un petit geste d’accompagnement bienveillant qui pourra aider à traverser le miroir de cette œuvre en suivant cette troupe en marche.

La formidable équipée de "Lady M" se compose de Marc Ducret (guitares et compositions), Samuel Blaser (trombone), Sylvain Bardiau (trompette et bugle), Catherine Delaunay (clarinette et cor de basset), Liudas Mockunas (saxophones et clarinette contrebasse), Régis Huby (violons), Bruno Ducret (violoncelle), Joachim Florent (contrebasse) et Sylvain Darrifourcq (percussions, batterie, électronique) et les voix (et la présence) de Léa Trommenschlager (soprano) et Rodrigo Ferreira (contre-ténor).


Le festival "Les Émouvantes" est organisé par Émouvance, compagnie d’artistes et label créé par Claude Tchamitchian.
Émouvance : 13, Cours Joseph Thierry - 13001 Marseille
Théâtre des Bernardines : 17, Boulevard Garibaldi - 13001 Marseille



tchamitchian.fr . Label Émouvance . Festival Les Émouvantes

[1"Le Funambule" - DarkTree Records - Ref DT12 - disponible sur darktree.bandcamp.com - septembre 2019

[2Voir en vidéo sur le site de Régis Huby : /regishuby.virb.com...

[3Sarah Lee Lefèvre est la créatrice de l’ensemble des costumes du spectacle. On lui doit également la scénographie.