"Ironie de l’histoire, le pianiste Chris McGregor (1936-1990) n’aura jamais vu autant de disques de lui disponibles de son vivant". Jean Buzelin a écouté des rééditions passionnantes.
Ironie de l’histoire, Chris McGregor n’aura jamais vu autant de disques de lui disponibles de son vivant. Après une première vague de rééditions, augmentée de concerts inédits du Brotherhood of Breath (cf. chronique du 24/05/08), voici que paraît, dans un étui qui regroupe quatre albums et un livret plein de témoignages, l’intégrale des enregistrements des Blue Notes que détient le label Ogun, toujours dirigé par Hazel Miller, la veuve du contrebassiste sud-africain Harry Miller, pilier du Brotherhood. Complète cette somme une double séance réalisée à Londres en 1969 autour du pianiste, et restée inédite avant cette publication par Fledg’ling avec le concours de Maxine McGregor.
Découverte, et de taille, de la formation originale des Blue Notes, un sextette tel qu’il existait en Afrique du Sud avant son départ pour l’Europe, et qui permet d’entendre, enfin, le « mythique » saxo-ténor Nick Moyake. Rappelons que celui-ci, arrivé à Antibes pour le festival 1964 avec ses camarades, était rapidement rentré au pays, malade, où il devait décéder un an plus tard. Maxine McGregor possédait cet enregistrement d’un concert donné lors de leur dernière tournée où, pendant trois mois, les musiciens avaient joué à cache-cache avec la police pour pouvoir se produire en tant qu’orchestre mixte. Il faut avoir conscience de la tension qui devait régner lorsque les musiciens s’installaient sur une scène.
Cette présence est palpable dans ce « Live in South Afrika », document exceptionnel très bien enregistré et mixé, tant sur scène que dans le public qui manifeste largement son enthousiasme, notamment lors des solos, en particulier ceux des saxes, Dudu Pukwana qui tire le groupe, et Moyake au jeu charpenté et équilibré. Car la musique, par rapport à ce que nous avons connu plus tard, reste très “sage“ : un jazz assez classique, swinguant, funky et bluesy, autant éloigné du bebop que du free jazz de l’époque. Mais il y a l’enthousiasme de la jeunesse : si Chris et Dudu font figure d’anciens (28 et 26 ans), Louis Moholo en a 24, Mongezi Feza et Johnny Dyani à peine 19 !
Le second disque en sextette, « Very Urgent », enregistré à Londres en 1968, ayant été chroniqué précédemment (24/05/08), nous y renvoyons le lecteur et poursuivons la revue de cette intégrale Ogun.
Hélas, nous ne retrouvons qu’un quartette ce 23 décembre 1975, car Mongezi Feza, neuf jours plus tôt, a quitté ses amis pour toujours. C’est lors de ses obsèques que les musiciens rassemblés décident de lui rendre hommage avec ce « Blue Notes for Mongezi ». Une réunion spontanée, un torrent musical de trois heures et demi ininterrompu — les coupures correspondant au changement de bandes — et dont l’essentiel figure sur deux copieux CD. C’est un grand moment à la fois de drame et d’espoir — comme l’est toujours le meilleur jazz — durant lequel nous sommes transportés par l’énergie que cette musique foisonnante diffuse. Si la violence et la douleur éclatent dans les deux premières séquences, petit à petit, alors que s’insèrent des bribes de thèmes familiers à l’un ou à l’autre et des airs traditionnels, le recueillement s’impose, certes toujours dans la tension, en témoignent les rythmes “africains“ insistants, obsédants, les déclamations en forme de preaching, tant vocales qu’instrumentales (le saxo). Mais c’est dans un apaisement relatif, et par le chant, que se termine ce second CD, aussi bouleversant que le premier.
C’est désormais en quartette que se retrouvent les « Blue Notes in Concert ». Celui-ci, datant de 1977, était, comme le précédent, en partie paru sur LP. Leur programme est alors plus structuré, mais le jeu collectif s’effectue dans un cadre qui laisse beaucoup de souplesse. Les thèmes s’enchaînent les uns les autres dans l’ordre ou le désordre voulu par chacun, et les improvisations, généreuses, se développent en toute liberté. Difficile de ne pas être transporté par une musique aussi unique !
Mais c’est en trio qu’ils se retrouvent en 1987, cette fois en studio, quelques mois après la disparition de Johnny Dyani. Leur « Blue Notes for Johnny » présente une musique, sinon assagie, du moins plus intériorisée. Expérience et maturité permettent au trio un jeu dans l’espace extrêmement bien équilibré et toujours ouvert. On remarquera que Dudu Pukwana joue abondamment du soprano, avec ce même tranchant qu’à l’alto, et l’on savourera, entre multiples sources de bonheur, un beau duo piano-batterie.
L’histoire des Blue Notes en exil est une suite de disparitions. On pourrait gloser longuement sur la souffrance et, peut-être, l’inadaptation - quoique - de ces musiciens exilés dont certains n’ont jamais revu leur pays. Mais l’histoire collective est aussi la somme d’histoires personnelles. À leur tour, au printemps 1990, Chris McGregor puis Dudu Pukwana, enfin réconciliés avec leur pays, quittent définitivement la scène pour l’au-delà. Reste Louis Moholo, le dernier des Blue Notes, qui continue à transmettre l’âme et la musique de ses frères disparus.
Enregistrés le même jour sous la houlette du producteur Joe Boyd, ces deux albums n’avaient (inexplicablement ou pour de tas de raisons) jamais été publiés. Réalisé un an après « Very Urgent » dont nous parlions plus haut, le Septet est la première extension orchestrale des Blue Notes, avec une section de saxophones, et la première rencontre sur disque des Sud-Africains avec de jeunes musiciens de la scène londonienne ; tous se retrouvaient au fameux Ronnie Scott’s Club. Ce sont aussi les prémices du travail orchestral qui s’exprimera dans toute son ampleur l’année suivante avec le Brotherhood of Breath. On y trouve d’ailleurs la première mouture d’Union Special qui deviendra l’indicatif de la Confrérie. Même s’il ne possède pas encore l’originalité de son œuvre future, ce disque est un jalon essentiel dans l’évolution du travail de Chris McGregor. Celui-ci laisse d’ailleurs largement la bride sur le cou à ses solistes qui s’en donnent à cœur joie. Si la “couleur“ sud-africaine n’apparaît qu’en filigrane, le côté “mingusien“ du jeu en groupe n’échappera à personne. Un work in progress.
Le Trio, plus improvisé, apparaît paradoxalement plus abouti. Une véritable osmose règne entre les trois musiciens qui vont jusqu’au bout des possibilités de la formule. McGregor et Moholo sont véritablement entrés de plain-pied dans cette mouvance free créative qui est la marque de l’époque (et l’on serait bien en peine de trouver l’équivalent dans nos trios actuels qui paraissent, à côté, bien conventionnels). Par ailleurs, il sera intéressant de comparer la composition impressionniste et d’esprit ellingtonnienne Moonlight Aloe dans les deux versions, en trio et en septet. Barre Phillips est bien sûr très à l’aise dans ce genre de situation. Sa collaboration avec Chris s’arrêtera là car il s’orientera vers un autre trio avec John Surman et Stu Martin, et c’est Harry Miller qui assurera la “pulsation cardiaque“ du Brotherhood.
Souvenirs très intéressants de Joe Boyd et de Maxine McGregor sur la situation de l’époque.
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> Blue Notes : « The Ogun Collection » - Ogun OGCD 024-028 - distribution Orkhêstra
> Blue Notes - Legacy - Live in South Africa 1964 - OGCD 024
Mongezi Feza (tp), Dudu Pukwana (as), Nick Moyake (ts), Chris McGregor (p), Johnny Dyani (b), Louis Moholo.
1. Now : 2. Coming Home / 3. I Cover The Waterfront / 4. Two For Sandi / 5. Vortex Special / 6. B My Dear / 7. Dorkay House.
Compositions de McGregor (1, 5), Pukwana (2, 4, 6, 7), J. Green - E. Heyman (3).
Enregistré à Durban en 1964.
> Blue Notes for Mongezi - OGCD 025/026
Dudu Pukwana (as, sifflet, perc, voc), Chris McGregor (p, perc), Johnny Dyani (b, bells, voc), Louis Moholo (dm, perc, voc).
Composition des Blue Notes.
Enregistré à Londres le 23 décembre 1975.
> Blue Notes in Concert - OGCD 027
Dudu Pukwana (as, sifflet, voc), Chris McGregor (p), Johnny Dyani (b, voc), Louis Moholo (dm, perc).
1. Iizwi/Msenge Mabelelo / 2. Nqamakwe / 3. Manje/Funky Boots / 4. We Nduna / 5. Kudala/Funky Boots / 6. Mama Ndoluse/Abalimanga.
Compositions de Pukwana (1), Tete Mbambisa (1), McGregor (2, 3), Gary Windo - Nick Evans (3, 5), Trad. arr. Blue Notes (4, 5, 6).
Enregistré à Londres le 16 avril 1977.
> Blue Notes for Johnny - OGCD 028
Dudu Pukwana (ss, as), Chris McGregor (p), Louis Moholo (dm, perc).
1. Funk Dem Dudu/To Erico / 2. Eyomzi / 3. Ntyilo Ntyilo / 4. Blues for Nick / 5. Monks & Mbizo / 6. Ithi Gqi/Nkosi Sikelele L’Afrika / 7, 8, 9 = prises différentes de 1, 2.
Compositions de Dyani (1, 2, 6), Pukwana (1, 4), McGregor - Moholo (5), Trad. arr. Blue Notes (3, 6).
Enregistré à Londres le 18 août 1987.
> The Chris McGregor Septet : « Up to Earth » - Fledg’ling FLED 3069 - distribution Orkhêstra
Mongezi Feza (tp), Dudu Pukwana (as), Evan Parker (ts), John Surman (bs), Chris McGregor (p), Barre Phillips (b on 1, 3), Danny Thompson (b on 2, 4), Louis Moholo (dm).
Moonlight Aloe / 2. Yickytickee/Union Special / 3. Up to Earth / 4. Years Ago Now.
Compositions de McGregor, + Moholo (4).
> The Chris McGregor Trio : « Our Prayer » - Fledg’ling FLED 3070 – distribution Orkhêstra
Chris McGregor (p), Barre Phillips (b), Louis Moholo (dm).
1. Church Mouse / 2. Moonlight Aloe / 3. Spike Nard / 4. Our Prayer.
Compositions de McGregor (1, 2, 4), Phillips (3).
Enregistrés à Londres en été 1969.
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