Contrairement à certains, François Tusques ne fait pas la "une" mais il est là, toujours, depuis près de cinquante ans. La preuve !
Contrairement à certains jeunes tigres de papier (à musique), pianistes dont je ne citerai pas les noms, et pourtant ça me démange, il en est un qui ne fait pas la "une", c’est le moins qu’on puisse dire. Mais il est là, toujours, depuis près de cinquante ans. Dès 1965, François Tusques était à la pointe du combat avec "Free Jazz", premier manifeste de la nouvelle musique en France (et second en Europe après "Heartplants" de Gunter Hampel). Depuis, il ne s’est jamais arrêté, ne s’est jamais renié, et même si vous ne voyez jamais son nom à l’affiche d’un grand festival, et même d’un moins grand, François Tusques travaille, joue, et enregistre. En voici quatre exemples récents publiés sur Improvising Beings, le beau label dirigé par Julien Palomo, très joliment présentés graphiquement avec de riches livrets.
Le premier reproduit un concert donné au Triton en 2010, en compagnie de son vieux complice, le batteur Noel McGhie — Tusques est fidèle en amitié. "Topolitologie" est, dixit François, « une sorte d’histoire du siècle dernier, qui irait de la Commune de Paris à la destruction du mur de Berlin ». Il s’agit d’une longue suite en deux parties dont la première démarre sur une sorte de valse populaire guillerette. Suivent une série d’échanges avec au passage, question Commune, une citation de La Canaille d’Alexis Bouvier (1865) comportant des harmonies dissonantes bien venues. La seconde partie débute par une sorte d’air sud-africain — on pense particulièrement à Chris McGregor — et évolue de la ballade à la mélopée et au "chant" sous-jacent. On n’est pas chez les Colonels, une composition d’époque, prépare une conclusion lente (Pose ton fardeau…) avant que la danse s’invite (…et remets la machine en route) et se termine sur quelques notes de L’Internationale.
Le voyage se poursuit sur le terrain, le terreau, du jazz (Dizzy Gillespie, Bud Powell). Fut-il free, ouvert, ancien ou moderne, celui de François Tusques conserve toute sa fraîcheur, c’est une musique d’échange (avec son partenaire — parfait —) et de communication directe (avec le public) qui touche au plus profond de chacun.
La chanteuse catalane Isabel Juanpera fait, elle aussi, partie de la "famille musicale" de François Tusques ("Le Jardin des Délices"-1992, "Octaèdre"-1994, "Blue Phèdre"-1996). Après avoir apporté sa voix singulière à l’univers du pianiste, celui-ci lui "rend l’invitation" en se faisant l’interprète, au sens réel du terme, d’une série de tangos classiques. Avec sa propre culture, il en a cherché l’essence et l’esprit avec un jeu dépouillé, attentif et impliqué. Plutôt que d’un accompagnement, il s’agit d’un dialogue où la justesse de la diction et l’expression du chant sont renforcées par le jeu jazzy/bluesy du piano, ce qui accentue le drame sous-tendu qui fait la force de ces deux musiques.
Retour au jazz avec un troisième duo. François Tusques, qui a toujours été proche des musiciens afro-américains, a été invité au Vision Festival de New York, avec le grand saxophoniste Sonny Simmons, que les projecteurs médiatiques n’éclairent guère non plus (Cf. Culturejazz - Autour de Sonny Simmons, 05/04/2009). Les deux musiciens se partagent la première (double) composition : d’abord une sorte de mélopée dans laquelle Simmons joue du cor anglais, instrument à la sonorité à la fois aigre et lumineuse. Le discours est dense, l’accompagnement sobre et présent avant une fin plus nerveuse. Ils revisitent ensuite quelques thèmes de jazz avec la plus grande liberté, ce qui n’exclut pas la rigueur ; l’univers de Monk, la tradition du blues, la fantaisie feinte de Dizzy… et bien d’autres bonheurs à découvrir à l’écoute.
Enfin, comme il l’a fait ponctuellement depuis 1970 (Cf. Culturejazz - Piano Dazibao, 04/10/2009), François Tusques se retrouve seul devant son clavier dans "L’Étang change" — à bon entendeur ! —, florilège de petites "suites" et autres pièces grappillées ici où là durant l’année passée et rassemblées dans un double CD particulièrement bien composé. On y retrouve des thèmes déjà enregistrés, notamment dans "Topolitologie", des enchaînements et variations sur le blues tels que le vivent et le jouent les grands jazzmen ; Duke Ellington est traité avec les rythmes et le swing — important —, Don Cherry et Ed Blackwell avec tension, dynamique et élasticité. Et je mettrais, subjectivement, au-dessus de tout, À l’Origine, dédié à Bud Powell, l’un des pianistes qui a contribué à façonner l’art de François Tusques… avec Thelonious Monk, présent avec trois thèmes isolés.
Tout Tusques est dans ce double disque. Une nouvelle fois, le pianiste est face à lui-même, avec le recul nécessaire et le regard lucide sur une vie musicale riche, mais difficile car exigeante. Qu’on ne s’y méprenne pas, l’homme ne s’est pas assagi, et s’il prend le temps de la réflexion, il demeure dans le questionnement. Il possède la conscience, haute et justifiée, d’être un pianiste, un musicien, un combattant de jazz, le jazz qui, contrairement aux musiques actuelles — quel mot idiot ! —, reste une musique intemporelle pour peu qu’on la fasse vivre. Ce que fait François avec lucidité, compréhension, amour, volonté, et toujours le souci aigu (et grave !) de la construction.
Une musique d’une telle qualité est forcément une musique engagée.
> Les références :
FRANÇOIS TUSQUES / NOEL McGHIE : "Topolitologie"
improvising beings ib02 - Distribution Orkhêstra
François Tusques : piano / Noel McGhie : drums
01. Topolitologie : Insouciance / Tout est possible / La Canaille (La Racaille) / Raisonnance / La Canaille / Brûle Brûle Brûle / 02. Non à la Profitation / Jusque dans nos Bras / Le Ton rouge / On n’est pas chez les Colonels / Pose ton fardeau et remets la machine en route / 03. Va et viens / 04. Night in Tunisia / 05. Sérénité / 06. Pianorgue / 07. Togetherness / 08. Le 13e doigt de Bud Powell / 09. Libérez Alexandre.
Compositions de François Tusques, Dizzy Gillespie (4), Don Cherry (7), enregistrées au Triton (Les Lilas) le 24 avril 2010.
ISABEL JUANPERA / FRANÇOIS TUSQUES : "Tango Libre"
Improvising beings ib09 - Distribution Orkhêstra
Isabel Juanpera : chant / François Tusques : piano
01. Maria / 02. Sur / 03. Malena / 04. Madame Yvonne / 05. Mano a Mano / 06. Soledad / 07. Milonga Sentimental / 08. Los Mareados / 09. Yira Yira / 10. Nostalgias / 11. A un Semejante / 12. Cambalache / 13. Balada para mi Muerte / 14. Desencuentro / 15. Alfonsina y el Mar / 16. La Ultime Curda / 17. Balada para un Loco.
Compositions diverses, enregistrées le 17 janvier 2011.
SONNY SIMMONS / FRANÇOIS TUSQUES : "Near the Oasis"
Improvising beings ib10 - Distribution Orkhêstra
Sonny Simmons : saxo alto, cor anglais (1) / François Tusques : piano
01. Near The Oasis / L’Alexandrin Africain / 02. ‘Round Midnight / 03. Theme For Ernie / 04. Bolivar Blues / 05. Night In Tunisia.
Compositions de Sonny Simmons & François Tusques (1), Thelonious Monk (2, 4), Fred Lacey (3), Dizzy Gillespie (5), enregistrées au Vision Festival (New York) le 11 juin 2011, et à l’Angora (Paris) le 18 mai 2011 (5).
FRANÇOIS TUSQUES : "L’Étang change (mais les poissons sont toujours là)"
Improvising beings ib15 - Distribution Orkhêstra
François Tusques : piano.
CD 1 : 01. Insouciance / L’Étang Change : À tâtons / Alexandrins Africains / Après la Basse Taille / Orgue à bouche / Raisonnance / Va et Viens / L’Acrobate / Tout est possible / Pigin’ / 02. Vive La Commune / 03. Cococorico (non à la profitation) / 04. Blues Variations : Miles / Goya / Mélomodie / Implacable Vénus / Blues pour Miguel Enriquez / 06. Off Minor / Insouciance.
CD 2 : 01. L’Héritage (à Duke Ellington) : Ballade des Parfums / Jungle des Villes / Les Fleurs du Grand Cronope / Fat’s / Prelude To A Kiss / Swing With Duke / Solitude / 02. A Patchwork (for Don Cherry and Ed Blackwell) : Patchwork / La Grand-Mère / Don Cherry Blue / Au Chat qui Pêche / 03. Friday The 13th / 04. À l’Origine (à Bud Powell) : Babby Bud / D’Artagnan / Blues For Baby / Émanation Impromptue / 05. Gallop’s Gallop.
Compositions de François Tusques, Thelonious Monk (CD 1-6, CD 2-3, 5), Duke Ellington (CD 2-1 en partie), enregistrées durant l’année 2012.
> Liens :