Jean Buzelin nous propose un tour d’horizon de disques français parus récemment qui sortent souvent des sentiers (trop) battus... On y retrouve Louis Sclavis, Simon Goubert, Tiri Carreras, le duo Lalisse-Weirich, entre autres.
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JMS. - Distribution PIAS
Louis Sclavis : clarinettes, 9 compositions
Annabelle Luis : violoncelle
Bruno Ducret : violoncelle, 2 compositions
Keyvan Chémirani : zarb, daf
Alors qu’en France (et ailleurs), beaucoup procèdent par coups, opportunités, circonstances, ou cherchent des concepts, Louis Sclavis est un musicien qui, tout au long de sa pratique et de sa carrière, a construit une œuvre, une œuvre cohérente, suivie, sans redites et assez considérable, mue par une réflexion, un objectif, une volonté et une maîtrise bien dans le caractère du bonhomme. Bref, c’est un personnage plutôt exceptionnel dans le paysage musical qui nous occupe.
Le quartette, ou plutôt quatuor (de jazz de chambre aurait-on dit alors), composé de musiciens familiers et impliqués, déploie une belle harmonie de couleurs. Louis, qui joue uniquement des clarinettes, nous emmène, avec ce sens de la mélodie qu’on lui connaît, à suivre durant onze cadences autonomes un travail qui « rentre en résonance avec l’ouvrage du photographe Frédéric Ledoux “L’Usure du monde” » (Sclavis, lui-même photographe). Certes, pourrait-on dire, le monde s’use sur une cadence effrénée. Produire un tel disque en conscience, en dehors de la qualité de la musique, reste un acte positif.
Je voudrais partager le plaisir que j’ai pris à l’écoute d’un disque qui sort de mes “compétences” : « StradiMarius » du violoniste roumain Marius Apostol réalisé chez JMS avec son quartette et enrichi par deux époustouflants compatriotes, Ionica Minune (accordéon) et Kosty Lacatus (cymbalum). |
SCPP. - Distribution Inouie
Sébastien Lalisse : piano, claviers, 4 compositions
Thoams Weirich : guitare, effets, électronique, 2 compositions
+ 5 séquences communes
Un piano économe, quelques accords à peine effleurés sur le manche de la guitare... trois fois rien et pourtant tout. On entre immédiatement dans cette musique à la fois légère et profonde, intemporelle – le jazz et le blues – et la plus actuelle qui soit. Chaque note est posée sur la touche du piano et sur la corde de la guitare au son et au phrasé bluesy. Entrecoupées de courtes séquences stimulantes, chaque pièce nous emporte sur des tempos médiums/lents, tempos de bal(l)ades, où l’on goutte la mélodie, la finesse et la résonance, où l’on retrouve la leçon des plus grands (Mal Waldron) : c’est la modestie qui fait la grandeur. Un disque d’une beauté rare.
Bref rappel, je ne peux que renchérir à la chronique d’Yves Dorison « Grazzia Giu, Rémi Dumoulin et 2 autres disques » mise en ligne le 24 juin dernier, avec laquelle je suis tout à fait d’accord, « La Ligne de démarcation » du saxophoniste Rémi Dumoulin est un excellent disque, très bien construit et superbement joué. |
Le Petit Label.
Elektramusic.
Tiri Carreras : percussions diverses, grosse caisse horizontale, cymbales et objets
Voici deux albums de percussion solo surprenants. Tout un univers de frottements, de crissements, de cliquetis, de grincements, de claquements... envahit, pour ne pas dire assaille l’auditeur qui ne sait plus où donner de l’oreille ! Une improvisation de pièces qui s’entrechoquent et s’assemblent comme un meccano, sans aucun temps mort, à peine une respiration. Baguettes, balais et autres objets contondants s’activent à cette construction de sons plus mats que résonnants, et produisent une musique très métallique qui circule dans l’espace, une sorte de musique concrète totalement originale, non seulement dans le domaine de la percussion, mais aussi dans celui des nouvelles musiques improvisées : ni jazz (free), ni rock (alternatif), ni électronique. Des sons naturels, métal, bois, verre... Pourtant il y a de la légèreté dans ce déferlement, le jeu n’est jamais pesant, lourd, envahissant ; une circulation permanente de sons étonnants et inattendus, comme un carrefour où se croiseraient en continu les matières et les sonorités les plus diverses. Un travail fascinant qui échappe à toute classification, réparti en quatre pièces enregistrées en janvier 2021.
Le second disque, réalisé en mai 2022, reste dans le même esprit, le même univers sonore : sept pièces peut-être un peu plus aérées. On perçoit une batterie, et les objets/instruments semblent moins se chevaucher, se parasiter joyeusement, et permettent peut-être plus de recherche et de variations d’intensité. Mais mon oreille est sans doute subjective. Et tout se termine en un crépitement de feu d’artifice !
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Elektramusic.
Tiri Carreras : grosse caisse horizontale, cymbales et multiples objets / batterie et objets
Dom Dubois-Taine : clavier, pédales et potentiomètres / piano et objets
Autant nous étions au cœur des sons, des timbres, des “bruits”, tout près des objets sonores, autant dans ce duo « Lichens » où l’électronique s’invite au dialogue, l’espace s’élargit. Les instruments à percussion sont utilisés avec réserve et parcimonie dans cette peinture sonore que Dom Dubois-Taine maîtrise parfaitement. Suivant les plages, l’équilibre s’obtient par un effet de balancier, rendant une grande lisibilité à la musique. Dans ces domaines musicaux singuliers, il est rare que l’on arrive à un tel équilibre, à un tel aboutissement et où l’accord est parfait. Un fascinant voyage en neuf parties enregistré en juillet 2021.
Le second duo « O’ploft », enregistré en octobre 2021, est acoustique : un duo piano/percussions, parfois presque minimaliste, le dialogue étant souvent feutré, délicat, voire méditatif. Les neuf pièces constituent un univers sonore où le piano se meut sur des parties de batterie très diverses. Plus jazzy, oserait-on dire, dans le sens de la conduite des improvisations.
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(À paraître).
Sylvain Guérineau : saxophone ténor
Tiri Carreras : batterie
Enregistré en 2013, ce duo se présente comme une longue suite “assez coltranienne”, dixit Tiri qui joue sur une batterie “classique”. Guérineau construit son discours avec un son plein et un jeu charpenté, montant progressivement en intensité, accélérant naturellement pourrait-on dire, tandis que les tambours, discrets au début, se mettent à gronder. Le morceau gagne en densité puis, arrivé à une sorte de sommet, le saxophoniste élargit et pose ses notes en une résolution forte et lucide. Un beau morceau de musique qui s’inscrit dans l’essence du jazz. (Nous retrouverons Sylvain Guérineau, enregistré en décembre 2021, dans notre second chapitre).
Hormis « Élan vital » et « Lichens », certains disques n’auront pas forcément une existence physique, comme on dit.
PeeWee ! - Distribution Socadisc
Simon Goubert : batteries, compositions
La musique en ¼ de ton du compositeur russe Ivan Wyschnegradsky (1893-1979) [1] , réputée “difficile” n’avait, à ma connaissance, jamais tenté les jazzmen, sans doute parce que son univers semblait bien éloigné du leur. Or, le jeune, à l’époque, batteur Simon Goubert, avait assisté à l’un de ses concerts en 1977 qui l’avait profondément marqué. Et durablement puisque, quarante-cinq ans plus tard, il s’est attelé à un projet ambitieux. « Le Matin des ombres », une œuvre en trois parties qui combine des séquences extraites de pièces de Wyschnegradsky sur lesquelles il improvise sur deux batteries, dont une Repercussion spéciale. Le résultat est étonnant et fascinant. Les timbres des peaux, qui se déploient sur un large champ spatial, entrent parfaitement en résonance avec les séquences répétées et organisées avec lequelles, tantôt fin et léger, tantôt grondant, dense et puissant, le drumming de Goubert fait littéralement corps. Résultat : une œuvre à part entière. Huit courtes pièces de batterie, parfaitement dans le ton, prolongent « Le Matin des ombres ».
Avant de refermer ce chapitre, j’inviterai le lecteur à passer la frontière et se diriger vers Bruxelles où le Hollandais Bo van der Werf (saxophone baryton, EWI) et le Belge Jozef Dumoulin (Fender Rhodes, claviers, électronique) ont enregistré, sur le même label PeeWee !, un fort beau disque “méditatif” en juin 2021, « Speaking Kindly » où le chant, la mélodie et les modes se déploient dans un espace enveloppant. Une musique très élaborée et prenante porteuse de paix. |
[1] Il était, par ailleurs, le père de mon regretté ami et confrère, l’historien et pionnier de la critique de blues Jacques Demêtre.