Sept disques dans ce troisième volet consacré au passage en douceur de 2023 à 2024... Cinq font entendre le batteur-percussionniste allemand Klaus Kugel.
On y trouve aussi des "anciens" comme Theo Jörgensmann, Bob Moses ou Daunik Lazro dialoguant avec des musiciens plus jeunes...
Cinq disques sur sept présentés dans notre troisième volet font entendre le batteur-percussionniste allemand Klaus Kugel, né en 1959, soit d’une génération un peu plus jeune que celle des grands batteurs européens qui ont tous été peu ou prou marqués par le drumming puissant, rebondissant et stimulant d’Elvin Jones : Han Bennink, Tony Oxley (qui nous a quitté il y a deux mois), Daniel Humair, Günter Sommer, Ivan Oscarsson... ou Vladimir Tarasov auquel il a succédé dans le Trio Ganelin. Sans avoir connu l’émergence des nouvelles musiques européennes, il s’inscrit parfaitement dans cette illustre lignée dont il ne dépare pas le niveau d’excellence.
Au fil des disques présentés ci-dessous, nous constaterons que les “anciens” comme Theo Jörgensmann, Bob Moses ou Daunik Lazro dialoguent avec des musiciens plus jeunes, les uns et les autres s’accordant sans hiatus avec cette liberté, qu’elle soit d’hier ou d’aujourd’hui, qui fait fi de la relativité du temps qui s’écoule... et qui n’a donc aucune importance !
Grand maître de la clarinette en Europe, Theo Jörgensmann (né en 1948), peut-être parce qu’il ne s’est jamais converti au “jusqu’au boutisme” allemand d’un Brötzmann ou d’un Kowald et qu’il n’a pas participé au Globe Unity Orchestra, reste peu connu en France ; il a pourtant croisé le “bois” avec ses collègues Louis Sclavis, Denis Colin ou Étienne Rolin. Une belle occasion de mieux connaître ce musicien majeur nous est offerte avec ce disque de son quartette lequel, fondé en 1997, a notamment enregistré pour le réputé label suisse hat Hut : deux CD parus en 2000 et 2002.
Celui qui nous occupe, capté en public en 2017, nous permet d’apprécier longuement la finesse du jeu de Jörgensmann ; l’articulation et la fluidité de son phrasé, la beauté de sa sonorité et, sans qu’il soit nécessaire d’insister, sa maîtrise instrumentale. Deux compositions collectives en trois parties chacune composent l’essentiel de ce disque-concert où l’on appréciera en particulier l’harmonie dans les aigus entre la clarinette et le vibraphone. Quant à la cohésion et la pertinence du quartette que complètent Christopher Dell, Christian Ramond et Klaus Kugel, il va de soi qu’elle est à la hauteur [1].
Atmosphère beaucoup plus free music avec ce trio piloté par le tromboniste américain Steve Swell (né en 1954) à la carrière impressionnante puisqu’il a fait ses classes dans les big bands de Buddy Rich et de Lionel Hampton avant d’étudier avec Roswell Rudd (sa grande influence) et de s’orienter vers le jazz contemporain, ce qui l’amène à jouer et à enregistrer avec Anthony Braxton, Cecil Taylor, Bill Dixon, Jaki Byard, William Parker, Tim Berne – liste interminable sur Wikipedia. Tromboniste de tendance “bruitiste”, Swell fait ressortir les sons cuivrés qu’il zèbre et accroche particulièrement dans les aigus, maltraitant sans vergogne son instrument. Nous sommes donc plongés dans un free jazz rude et éclaté où ses deux acolytes s’en donnent à cœur joie, la contrebasse de Mark Tokar labourant les couches profondes sous les roulements de tambours et les bruissements de cymbales de Klaus Kugel (ces deux-là ont aussi l’habitude de jouer ensemble).
Klaus Kugel se joint au trio tchèque Romanovská/Tichý/Hrubý pour une autre série d’improvisations, mais dans un contexte et une atmosphère totalement différents. Sous le titre de « Saison des grandes migrations » défilent quatre pièces, dont une de 27 ’, With Winter Approaching Fast the Llttle Hunter Doesn’t Have a Moment of Peace, inspirées par la vie animale de nos bois et forêts. Les sons, proches de la nature, se traduisent dans un parcours musical ouvert, aéré, parfois effleuré, exécuté avec une grande précision. Tout se joue dans l’écoute réciproque, la finesse et la subtilité..
De formation classique, Anna Romanovská, étudie le violon et s’oriente vers la musique contemporaine. Après une collaboration avec Heiner Goebbels, elle découvre le koto et l’utilise dans l’improvisation libre que pratique le trio. Le contrebassiste Petr Tichý vient du jazz et de la musique folklorique, tandis que le “souffleur” Michal Hrubý est issu de mouvements punk-folk. Le trio, qui accueille également des invités (comme Kugel) a enregistré une demi-douzaine de disques pour le label slovaque Hevhetia. L’écoute de se très beau disque offre au curieux une excellente occasion de découvrir cette maison de disques.
Un an auparavant, le saxophoniste (homonyme) Pavel Hrubý et Klaus Kugel se présentaient sur scène en duo pour un concert qui s’articulait en une longue improvisation en douze parties.Dans un esprit voisin du disque précédent, cette performance se présente comme une lente progression, les musiciens procédant par petites touches – notons la partie de clarinette basse – pour atteindre un niveau élevé et, ensuite opérer une “descente” amenant, comme une résolution, jusqu’au chuchotement. La qualité d’écoute, comme la “présence” sont exceptionnelles.
Sur le label Nemu, que codirige Klaus Kugel, nous retrouvons l’un de ses partenaires contrebassistes Christian Ramond et le saxophoniste virtuose luxembourgeois Roby Glod. Treize compositions/improvisations collectives de 2’40 à 5’50, plus une pièce de Conny Crothers de 8’, sont au programme de ce disque où aucun délayage n’est donc possible. Le jeu vif, nerveux, virevoltant, fluide et d’une articulation diabolique, convient donc à merveille pour ce genre que l’on pourrait qualifier d’exercice de haute voltige. Mais le propos est tout autre : la brièveté des morceaux demande l’investissement le plus profond, dans tous les sens du terme. Il s’agit d’aller droit au cœur de la musique, d’en extraire la substance et ne pas se perdre dans des circonvolutions et bavardages sans fin. La contrebasse creuse et pose les soubassements tandis que la réactivité, la précision et le swing des tambours et cymbales bâtissent l’architecture qui permet à la création d’éclore. Voilà ce qu’on peut appeler le jazz contemporain. Et ça ne court pas les rues !
Quelques semaines après la tournée qui avait abouti au superbe « Pure and Simple » [2], Samo Salamon et Bob Moses enregistraient un nouveau disque, mais sans Alrid Andersen remplacé par le claviériste Vasil Hadzimanov, ce qui élargissait la palette sonore. Neuf œuvres collectives composent ce programme de « Danses pour la liberté ». Une liberté sans frontières qui se manifeste dans le sens où l’on ne sent aucune contrainte dans l’expression musicale choisie : on ne s’économise pas, on joue avec générosité dans un vaste espace spatial. Usant de l’écho et des résonances (guitares, claviers, percussions diverses) il en résulte des musiques touffues et foisonnantes dans lesquelles l’auditeur, jamais agressé, entre dans la danse sans retenue.
L’essentiel et le dépouillement absolu. Daunik Lazro avec son seul ténor, Benjamin Duboc et Mathieu Bec sans leurs baffles, rendent visite à Albert Ayler (2 fois), Steve Lacy (2 fois dont une avec la plume de Daunik), Wayne Shorter et John Coltrane dans un choix de thèmes qu’ils considèrent comme des standards, les leurs et ceux de quelques-uns de notre génération (Daunik et moi-même), y ajoutant deux improvisations. Dès l’entame de Ghosts (Ayler), nous somme saisis par cette musique brute, sans apprêt, directe, qui nous touche profondément et nous trouble même à l’écoute de ce son énorme du ténor, mais avec une articulation différente de celle d’Albert le Grand. À peine entrés dans le disque, nous n’en sortons plus jusqu’à la fin, toute distraction se révélant impossible. Comment ne pas être sensible à ce free jazz d’hier... donc d’aujourd’hui !
> Jörgensmann / Dell / Ramond / Kugel : “At the Fields Edge” Not Two MW 1014-2
Theo Jörgensmann (clarinette), Christopher Dell (vibraphone), Christian Ramond (contrebasse), Klaus Kugel (batterie).
Wangeliner Garden (D), 09/2017
> Swell / Tokar / Kugel : “For the People of the Open Heart” Fundacja Stuchaj FSR 08 I 2023
Steve Swell (trombone, flûte), Mark Tokar (contrebasse), Klaus Kugel (batterie).
Dortmund, 20/02/2020
> Romanovská / Tichý / Hrubý & Kugel : “Season of Long Flyways” Hevhetia HV 0236-2-331
Anna Romanovská (violon, koto, piano préparé), Petr Tichý (contrebasse, piano préparé), Michal Hrubý (clarinettes, flûtes), Klaus Kugel (batterie, percussions).
Castle Dobrohoř (CZ), 03/10/2020
> Hrubý / Kugel : “Going Where the Wind Takes it” Hevhetia HV 0241-2-331
Pavel Hrubý (saxo soprano, clarinette basse), Klaus Kugel (batterie, percussions, objets sonores).
Festival “Jazz Goes to Town”, Hradec Králové (CZ), 12/10/2019
> Glod / Ramond / Kugel : “No Toxic” Nemu 031
Roby Glod (saxo alto & soprano), Christian Ramond (contrebasse), Klaus Kugel (batterie, gongs, percussions).
Bonn (D), 21-23/06/2022
> Salamon / Hadzimanov / Moses : “Dances of Freedom” Samo Records
Samo Salamon (guitares électrique et acoustique, banjo), Vasil Hadzimanov (claviers, piano), Ra Kalam Bob Moses (batterie, percussions).
08/2021
> Lazro / Duboc / Bec : “Standards Combustion” Dark Tree DT 18
Daunik Lazro (saxo ténor), Benjamin Duboc (contrebasse), Mathieu Bec (batterie).
Les Instants Chavirés, Montreuil, 17-18/11/2022
[1] Voir Culture Jazz “Revue d’Outre-Rhin et d’Outre-Manche” (21/06/2023) pour d’autres disques où s’lllustrent Roby Glod, le trio Dell/Ramond/Kugel, les duos Ramond/Kugel et Tokar/Kugel.
[2] Voir Culture Jazz “ Revue de Tour du Monde” (04/03/2023).
