Le 27ème D’jazz Nevers Festival s’est déroulé du 9 au 16 novembre 2013 : retour sur l’événement à travers les carnets d’un festivalier assidu.
Partie 2 : Entre musiques actuelles et autres formes artistiques.
Trio Enchant(i)er
Certains auditeurs non connaisseurs du jazz me disent souvent : « Avec le jazz, on ne sait jamais vraiment ce que la musique va être sur scène ». Quand je ne connais pas l’univers des artistes présentés dans un lieu, je me fais exactement la même remarque.
J’avais déjà entendu le trio « Enchant(i)er », mais après un deuxième concert, il ne m’a toujours pas enchanté. Cette formation défend sa manière de jouer avec l’équilibre serré entre écriture et improvisation, à se demander parfois ce qui est écrit et ce qui ne l’est pas. Des évocations du rock sont présentes mais rien ne me touche, sans doute par l’absence de mélodies purement identifiables et facilement mémorisables. Ce qui me donne l’envie d’écouter le disque « Les composantes invisibles » pour sans doute renforcer cette idée ou peut-être, je l’espère, m’en faire une autre…
Benat Achiary / Erwan Keravec Duo « Ametsa »
Autre tentative de diversification musicale qui pourrait étonner plus d’un auditeur dans un contexte jazz, le duo Ametsa formé par Benat Achiary (voix) et Erwan Keravec (cornemuse). L’un est basque, l’autre breton. Tous deux ont eu quelques expériences avec des musiciens reconnus dans le monde des musiques improvisées.
On pourrait s’attendre à un répertoire aux couleurs plutôt traditionnelles mais les deux "indépendantistes" d’une musique trop calibrée nous offrent autre chose à entendre : une musique plus aventureuse sans repère évident de mélodie, où l’improvisation est un axe fondamental de travail et où l’espace sonore évolutif nous éloigne de notre idée préconçue de ce que nous pourrions imaginer du rapport entre musique traditionnelle, improvisée et jazz.
Le résultat est surprenant dans le sens de curieux, mais pour ma part pas spécialement touchant. Entre un joueur de cornemuse qu’il est difficile d’entendre sans boules quies et les quelques envolées de vocalises très singulières de Benat Achiary, la musique nous livre parfois quelques beaux moments de repos pour les oreilles mais qui ne me rendront pas plus satisfait de cette découverte.
Caravaggio
Si un jour vous recherchez une musique hybride qui s’inspire tout autant du jazz moderne, de la musique contemporaine, du rock progressif, de la pop, et de l’électro ambiant, il vous faut aller écouter le groupe Caravaggio.
Cette expérience d’écoute est totale et unique de mon point de vue. Je connaissais ce groupe de réputation mais pas sur scène ni sur disque. Une chose m’a particulièrement étonné : l’art et la manière des quatre solistes de concevoir un monde musical riche d’influences lointaines, difficiles à définir, qui dépassent tous les repères de genres et de styles, sachant faire évoluer les textures et couleurs, l’intensité du son et les durées. Cela peut paraître étrange à la première écoute. On se demande si cette musique n’est pas illustrative de films et ce qui peut bien trotter dans la tête des compositeurs. Elle n’est pas comparable aux nombreux contextes qui m’ont fait entendre Éric Échampard et Bruno Chevillon sur scène. On reconnaît une grande exigence d’écriture, d’interprétation et une longue expérience de l’improvisation pour cette musique des plus contrastées, tantôt minimaliste où les effets électroniques ont leur intérêt, tantôt explosive où une rythmique rock puissante s’impose en force, extrêmement précise et cohérente. Il me faudra certainement d’autres écoutes sur disque pour me faire un point de vue final, à ce jour plutôt mitigé car cette musique ne m’a pas spécialement renversé avec cette première approche.
À suivre donc.
Baloni
Baloni est un trio acoustique composé de trois jeunes musiciens européens dont les noms ne nous parlent peut être pas beaucoup mais les parcours musicaux respectifs de chacun, au moins à constater sur disques, évoquent déjà pas mal de rencontres et d’expériences pour des artistes de leur âge.
La musique inventive de ce trio est le fruit d’un travail collectif. Elle est assez aventureuse et osée car d’une certaine façon un peu bruitiste, très improvisée, sans structure purement identifiable ce qui ne signifie pas qu’il n’en existe pas. Elle nous donne à entendre un autre langage que ceux habituellement entendus sur ces instruments (la clarinette et le saxophone ténor de Joachim Badenhorst, le violon alto de Frantz Loriot, la contrebasse de Pascal Niggenkemper) dont la réunion au sein d’un même trio est finalement assez rare.
Cette musique peut nous donner à entendre autrement le monde musical du jazz d’aujourd’hui, mais il faut tout de même accrocher, et je ne suis pas de ceux qui ont apprécié ce concert, trop bruitiste à mon goût. Une autre fois peut-être…
Kamilya Jubran & Sarah Murcia « Nhaoul’ »
Beaucoup le savent depuis longtemps, le jazz est une musique assimilée à un carrefour, au centre duquel peuvent se croiser différents styles comme les musiques du monde, classique, baroque, contemporaine, rock... Dans un festival de jazz, ne pas oser présenter les différentes tentatives d’appropriation de ces styles par les musiciens de jazz et improvisateurs est à mon sens une erreur.
Les connaisseurs des joueurs de oud parfois entendus dans les festivals n’apprennent sans doute rien de neuf lorsqu’on leur cite les noms de Rabih Abouh Khalil, Dhafer Youssef, ou Anouar Brahem. La joeuse de oud et chanteuse Kamilya Jubran leur évoque sans doute moins de choses. Son association avec la contrebassiste Sarah Murcia dans le projet « Nhaoul’ » a suscité l’intérêt de certains programmateurs, et sans doute des auditeurs sensibles aux courants orientaux. Les deux artistes nous livrent un dialogue serré, intimiste mais finalement assez plat. On aurait pu s’attendre à un peu plus de surprises harmoniques ou rythmiques, de moments plus improvisés, de mise en valeur du trio à corde qui n’occupe qu’une fonction d’accompagnement. On nous apprend que les textes sont forts en charge émotive. On veut bien l’admettre mais on ne comprend rien aux paroles. En sortant du concert, un peu endormi par cette ambiance très reposante, un auditeur me dit : « ce concert n’a pas sa place dans un festival de jazz car c’est de la musique du monde ». Je lui réponds : « Je n’irai pas jusque là. L’important pour moi est que cette musique soit interprétée par des artistes qui ont une certaine expérience du jazz et des musiques improvisées, car je sais qu’ils pourront en faire quelque chose qui leur est propre, notamment par l’apport de moments improvisés, mais pas seulement ».
Giornale di Bordo
À Nevers, les festivaliers fidèles ont connu de belles histoires musicales avec quelques représentants essentiels de la scène italienne. Je me souviens d’un concert mémorable du nonet « Autour du songe » de Gianluigi Trovesi, qui avait convaincu le public du beau et vieux théâtre italien aujourd’hui fermé. Cette année, les italophiles ont apparemment apprécié le concert donné par le quartet sans leader apparent « Giornale di Bordo » avec Antonello Salis (piano, accordéon), un ancien de l’Italian Instabile Orchestra, entendu aux côtés de Paolo Fresu et Sandro Satta, Gavino Murgia (saxophone soprano, voix) connu pour accompagner régulièrement Michel Godard et Rabih Abouh Khalil, Paolo Angeli (guitare sarde préparée, voix) découvert lors d’une édition précédente en solo et le seul musicien non européen : le grand batteur Hamid Drake.
Dès les premières minutes, on sent des musiciens très engagés dans leur discours, qui ne prennent pas la musique à la légère. Mais quelque chose me choque : ces quatre solistes sont tellement bavards qu’on a l’impression que leur musique très dense aux couleurs festives et folkloriques laisse finalement peu de place au développement mélodique d’un thème dans la durée.
Tous semblent s’exprimer dans l’urgence. Salis est toujours dans ses folies d’accords plaqués à profusion sur son piano, parfois relayés par des sons de mauvais goût au clavier. Drake, réputé par sa frappe franche et très régulière couvre une bonne partie du son de l’orchestre, notamment les belles couleurs de musiques sardes apportées par Angeli. Cette musique est trop dans le zapping et dans la démonstration forcée des performances de chacun. On s’y perd et finalement on en retient un melting pot un peu décevant dans l’ensemble. La mise en valeur des mélodies et du son aurait pu être bien meilleure. Dommage car le casting était de première classe.
Maguelone Vidal / Edward Perraud
Il faudrait être très ignorant pour s’intéresser à l’actualité des musiques improvisées sans avoir un jour entendu parlé d’un batteur pas comme les autres, plus coloriste que rythmicien : Edward Perraud.
J’ai découvert ce batteur dans le quartet de Sylvain Kassap à Nevers en 2004. Il m’avait à l’époque impressionné par sa façon de générer des sons inattendus sur sa caisse claire avec des baguettes chinoises. Depuis, Perraud n’a cessé de multiplier les expériences, du trio Das Kapital à son magnifique quartet Synaesthetic Trip en passant par ses multiples rencontres improvisées comme celles avec Jean-Luc Cappozzo, Jean-Pierre Drouet ou Elise Caron (je vous recommande vivement leur disque en duo « Bitter Sweets »). Un de ses concerts à Nevers en 2008 m’avait fait découvrir des sons jamais entendus à la batterie. Pour cette édition, le batteur invite la saxophoniste Maguelone Vidal pour un dialogue imaginé pour l’occasion, dans lequel les surprises de ces deux musiciens explorateurs des possibilités sonores de leur instrument interpellent par la spontanéité de leur propos. Je n’accroche pas pour autant, sans doute une fois de plus par le manque de repère mélodique.
Cette rencontre n’est ni plus ni moins qu’une performance destinée à un public averti mais elle reste une prise de risque salutaire qui a tout à fait sa place dans ce festival D’jazz.
Boi Akih « Circles »
Ce festival a toujours marqué sa volonté de faire découvrir au public des artistes d’autres pays européens (Allemagne, Hollande, Danemark, Italie…), notamment grâce aux différents dispositifs de soutien et d’échanges de l’Association Jazzé Croisé (ex Afijma). J’ai pu découvrir par l’intermédiaire de ces ouvertures à la scène étrangère des artistes trop peu entendus sur nos scènes comme Pepa Päivinen, Eric Vloémans, Mikko Innanen, Frank Möbus… Boi Akih est un des groupes les plus intéressants de la scène néerlandaise actuelle, inspiré de quelques chansons de Jimi Hendrix, Bob Marley, Neil Young et Joni Mitchell. Les musiciens manient ce matériau préétabli connu de nombreuses oreilles avec aisance et respect, pour le transporter dans un univers qui leur est propre, rendu possible par une instrumentation assez atypique où la voix de Monica Akihary est solidement soutenue par les guitares acoustique et électrique très chaleureuses de Niels Brouwer, le trombone virulent de Wolter Wierbos et le jeu délicat du batteur Owen Hart Jr. On reconnaît dans ce répertoire original des sonorités de musiques du monde (le guitariste a étudié la musique classique indienne), de rock et de pop, le tout dans un contexte de jazz contemporain gorgé d’improvisations palpitantes où les mélodies chantées nous touchent par leur fort caractère émotionnel.
Une très belle découverte qui me fera passer le cap de l’achat du disque.
Joëlle Léandre / Cécile Loyer « Cascade »
Depuis quelques années, le festival présente une programmation avec des passerelles entre formes contemporaines et improvisées (du jazz) et d’autres arts de la scène comme la chorégraphie, le théâtre, mais aussi des projections et expositions de photos et d’images. Dans le registre de la chorégraphie contemporaine, je me souviens de l’accueil à plusieurs reprises du grand chorégraphe Josef Nadj, pour ses spectacles Entracte et Les corbeaux qui furent de vraies merveilles visuelles, beaucoup plus qu’auditives.
Cette année, place à la rencontre entre la grande contrebassiste Joëlle Léandre dont ses dialogues de musiques improvisées en concerts comme sur disques en disent long sur sa maîtrise des instants éphémères. Cécile Loyer connaît bien la contrebassiste pour avoir collaboré à ses côtés dans le spectacle Sho-bo-gen-zo avec Josef Nadj et Akosh S. Dans ce duo intitulé Cascade, on pourrait s’attendre à une simple rencontre qui mêle improvisations musicales et chorégraphie. En fait, ces moments sont assez rares. Il s’agit plutôt d’un rendez-vous minutieusement préparé, où la mise en scène théâtrale semble plus importante que le reste.
Peu de musique de la grande Joëlle mais ce qui est joué à l’archet comme aux pizz est beau, tout comme les quelques secondes (malheureusement trop courtes) de ses interventions vocales, qui m’avaient déjà fait constater dans plusieurs de ses concerts que J. Léandre avait une voix de grande qualité lyrique. Pour l’aspect chorégraphique, je note pour seul moment intéressant une ou deux minutes pendant lesquelles Loyer danse sur le sol.
Alors que dire du reste ? Des micro-scènes où les deux artistes jouent le rôle de personnages de la vie de tous les jours, jeux d’enfants, situations loufoques... Le tout sur une bande sonore d’accompagnement réaliste et très hétéroclite . On ne comprend pas grand-chose au rapport entre musique et chorégraphie dévoilé par ce spectacle, entre « chaos, grotesque, absurde et auto-dérision » comme on peut le lire sur la plaquette de présentation du festival. Eh oui, cette rencontre ne me laisse pas indifférent parce que grandement déçu. On pouvait largement s’attendre à mieux de ces deux grandes dames de la scène.
Des rencontres publiques pour échanger avec les artistes
En fin de concert, le festival nous donne l’occasion de rencontrer les artistes pour échanger sur leur performance, dans le cadre d’un débat animé par Philippe Méziat, autour d’un verre de vin blanc (un excellent Pouilly pour les connaisseurs) et quelques fins petits cubes de fromage de chèvre pour éveiller les papilles avant le déjeuner. Je me rends à ce débat pour tenter de comprendre quelque chose à tout ce cirque car les deux femmes étaient finalement un peu clowns. Elles nous expliquent qu’elles ont beaucoup cherché pour concevoir ce spectacle dit « original ». Joëlle Léandre nous dit qu’il y a un très gros travail de composition sonore avec plus de mille sons et qu’elles se sont mises dans la peau de nombreux personnages dans des scènes de la vie quotidienne. Je veux bien entendre tout cela mais le résultat m’a semblé décevant. Madame Léandre ajoute : « Au niveau musical : c’est barré, c’est free ». Je n’aime pas le mot free et encore moins celui de musique barrée. Ces deux termes sont trop souvent employés pour décrire les musiques improvisées jouées « à toutes les sauces ». Je suis navré de constater que cela a peut-être l’air d’une musique free mais je n’ai sans doute pas tout compris...
À mon sens, ces deux artistes n’auraient peut-être pas dû se mettre dans la peau de comédiennes. Mais c’est le spectacle qu’elles ont voulu. Mon ressenti personnel semble avoir été partagé par de nombreux spectateurs.
D’jazz en vidéos
N’ayant pas été convaincu par ces explications et souhaitant mieux comprendre et apprécier les passerelles entre musiques improvisées et chorégraphie, je suis allé voir d’autres spectacles sur vidéo, grâce à une grille de programmation quotidienne pendant une dizaine d’heure sur le grand écran du hall de la Maison de la Culture de Nevers.
Cette année, ce dernier avait mis les bouchées doubles sur les projections vidéo, qui permettent au public de voir et entendre autre chose que des concerts live, peut-être aussi d’avoir une autre approche du travail et des musiciens grâce aux interviews filmées. On pouvait y découvrir des concerts et courts métrages musicaux produits par Oléo Films (auteur du dvd aux dix documentaires « Jazz Live ! » que je vous recommande vivement) et des captations de pièces chorégraphiques.
J’ai réalisé que les contrebassistes s’étaient souvent associés à des chorégraphes pour leurs créations. C’est par exemple le cas de Bruno Chevillon avec Christian Rizzo, d’Éric Brochard avec Cécile Loyer, du spectacle Sho-bo-gen-zo… Aucune de toutes ces rencontres ne m’a convaincu. J’ai été plutôt déçu. Il se passe finalement peu de choses et le temps nous semble très long. Une seule performance me procure un certain plaisir : celle de Louis Sclavis et Mathilde Monnier dans Chinoiserie avec une danse extrêmement élaborée, dans un dialogue très intime et serré, fait de gestes et de sons, de regards et d’écoute. Le film avait l’avantage de nous présenter des entretiens filmés des deux artistes. Cela permet donc de mieux comprendre leur positionnement artistique.
Sarah Murcia / Marc Tompkins « Everybody »
Autre concert performance entre musique et danse : la création Everybody de Sarah Murcia (contrebasse, chant) avec le chanteur et danseur Mark Tompkins. Je constate une fois de plus le caractère stylistiquement décomplexé de la musicienne, sachant passer du jazz à l’improvisation totale en passant par les musiques de monde, l’interprétation de chansons pop rock par exemple, comme en témoigne son duo « Beau catcheur » partagé avec Fred Poulet depuis plusieurs années et ses divers albums avec son groupe fétiche Caroline.
Dans « Everybody », la chanson est très présente et bien mise en valeur par Tompkins, ce qui le rend intéressant car le public y trouve rapidement des repères musicaux proches d’une culture musicale facilement accessible par la médiatisation forte de la chanson française dans notre pays.
Il s’agit plus d’une performance de théâtre musical que d’un spectacle de danse. L’homme nous est présenté comme « un monstre sacré de la danse contemporaine, spécialiste de l’improvisation et de la composition instantanée ». L’aspect chorégraphique est minimaliste et décevant, mais mon intérêt se porte plus sur l’aspect musical bien maîtrisé par les deux artistes et j’en retiens une touche positive.
Bilal / Truffaz / Murcof « Being Human Being »
Le rendez-vous le plus attendu en matière de rencontre entre musique et une autre forme d’expression artistique était le concert visuel « Being Human Being » donné par Enki Bilal (illustrations visuelles), Erik Truffaz (trompette), Murcof (effets électroniques) et le petit dernier Dominique Mahut (percussions), petit non pas en taille (il est immense) ni en nom car son CV évoque ses participations avec quelques grandes stars de la chanson française, mais petit en musique pour le peu d’effets qu’il apporte avec un matériel si imposant sur scène. Était-il de trop ? Disons que la musique aurait pu se faire sans lui…
La ligne directrice de ce concert était de retracer le parcours de l’humanité : sa naissance, son expansion, jusqu’à sa disparition et sa renaissance inventées. Les images de Bilal, projetées en direct sur trois grands écrans évoquent bien cela. Les connaisseurs reconnaîtront son univers sombre qui inspire la terreur et la violence : hommes squelettiques, frappés, aux corps mutilés et visages blessés, immeubles détruits… Beaucoup de noir, gris, violet, bleu foncé. La patte graphique de Bilal est bien là, avec la qualité qu’on lui reconnaît, mais ses interventions live à partir de sa console tactile (prévue pour interagir avec les musiciens) déçoivent. On a le droit à des effets d’images peu élaborés, sur l’accentuation des contrastes, des couleurs... Laisser la teinte naturelle des images originales aurait sans doute été mieux ressenti. Des spécialistes des créations graphiques à partir d’images ne semblent pas avoir été éblouis par ce travail de traitement de l’image en direct.
Côté musique, je m’attendais à une prestation un peu plus en mouvement, notamment sur l’une des trois parties qui traite du chaos après la naissance et avant la renaissance de l’être humain. Moi aussi j’aurais aimé entendre d’avantages les envolées électriques d’Erik Truffaz. Cette musique atmosphérique est planante, mais loin d’être décoiffante. Au début, on pense entendre une introduction calme en espérant que celle-ci se termine dans un délai assez bref pour laisser place à un décollage musical tracé par une trompette électrifiée mais en fait, il n’en est rien. L’introduction est, en fait, le morceau intégral, durant lequel la dite évolution est excessivement longue et très peu ressentie. Les amateurs de musiques électroniques apprécieront peut être les effets électro-ambiant de Murcof, les basses qui raisonnent à grands coups de décibels (quelques doses en moins auraient été souhaitables), renforçant les effets puissants et sombres des images. Quant à la trompette, il aurait été préférable de lui ôter un peu les déformations sonores que lui inflige Truffaz pour en donner une image plus naturelle, même si je reconnais qu’elles apportent un caractère émotionnel fort. Je ne pense donc pas que le cœur même de ce projet soit parfaitement réussi. Néanmoins, je salue la qualité graphique des images de Bilal.
Même si ça ressemble à un coup de marketing, ce genre de spectacle doit exister dans un festival de jazz. On voit peu d’expériences de ce type. Ce concert visuel me donnera peut-être envie d’acheter quelques-unes des bandes dessinées de Bilal et de voir d’autres performances entre musiques et images.
Josse De Pauw & Kris Defoort Trio « An Old Monk »
Le théâtre est aussi présent à Nevers avec l’accueil du projet « An Old Monk » du comédien Josse De Pauw associé au trio du pianiste belge Kris Defoort composé d’une rythmique épatante : l’excellent Nicolas Thys (basse électrique) et le redoutable Lander Gyselinck (batterie) qui m’avait déjà surpris par la qualité de son jeu en trio il y a deux ans dans un autre répertoire.
Loin des hommages souvent entendus dans le jazz, les musiciens ne jouent pas des reprises sans relief mais des formes musicales qui évoquent l’univers de Monk. Après quelques minutes de musique, De Pauw se met à danser seul à proximité des musiciens. On le croit saoul, un peu dérangé sur le plan intellectuel, clamant des anecdotes sur un ton parfois provocateur. Ça parait étrange. La musique est au service du musicien en respectant ses gestes, parfois en s’autorisant de longues poses pendant que les monologues prennent forme et nous font imaginer la vie de Monk.
De Pauw est un très grand acteur que l’on pourrait aussi croire chorégraphe tant ses membres sont désarticulés quand il danse. Le spectacle semble susciter l’intérêt du public, parfois des éclats de rires. Je sors impressionné de ce concert pas comme les autres, en me disant qu’il faudrait que je connaisse mieux la personnalité de Monk, au-delà de sa musique. Les fins connaisseurs de sa vie ont trouvé le spectacle d’une grande qualité pour cette initiative de programmation osée.
Ca D’jazz aussi pour les jeunes publics
Vous l’aurez sans doute compris, cette manifestation est à concevoir comme une somme de rendez-vous où de nombreux publics peuvent trouver leur intérêt. Même les jeunes publics de sont pas oubliés, avec le duo Naiss’Anches dans lequel Alice Waring (saxophones) et Robin Limoge (clarinettes) content l’histoire d’un saxophone et d’une clarinette, en musique, sous forme de sons insensés, sonorités douces, thèmes mélodiques et expressions contrastées. Ce duo était en tournée dans différentes écoles pendant la semaine du festival. Il semble avoir éveillé la curiosité des jeunes et des un peu moins jeunes comme moi-même.
D’autres rendez-vous animés ou exposés
Et puis, il y a encore bien d’autres façons de vivre ce festival, comme assister aux rendez-vous D’jazz de comptoir au bar de la Maison de la Culture, où le journaliste Jonathan Duclos-Arkilovitch anime à deux reprises des débats avec des artistes et professionnels du festival. Le bar accueille aussi la diffusion en direct de l’émission Open Jazz d’Alex Dutilh.
Autre événement marquant : une conférence sur le thème « Jazz, musique de résistance » animée par Philippe Méziat, qui nous présenta son point d’ancien professeur de philosophie. Les absents pourront réfléchir à la question : « En quoi cette musique historiquement de résistance garde-t-elle toujours cette dimension, et plus particulièrement aujourd’hui dans un contexte où dominent de plus en plus consommation et marchandisation de l’art. » À vos crayons et ne vous faites pas trop mal à la tête !
Le festival n’a pas non plus oublié l’importance des étalages de disques et de livres en sortie de concerts. La sélection est en lien avec la programmation. Les plus chanceux pourront avoir une dédicace de certains artistes sur leurs disques, avec, en plus, leur sourire.
La fanfare itinérante Hi-Hat Brass Band proposait en ouverture du festival une musique dans l’esprit récréatif de la Nouvelle Orléans qui ne tourne pas le dos aux influences hip-hop new-yorkaise, de quoi nous assurer une très bonne mise en bouche pour attaquer cette lourde semaine de concerts. Autre détail qui a toute son importance pour les amateurs pratiquants, des jams sessions étaient ouvertes en clôture de la première et dernière soirée.
Je termine ce long carnet de voyage au cœur de ce 27ème festival de Nevers avec l’événement qui m’a sans doute le plus marqué. Il ne s’agit pas d’un concert, même s’il est pleinement question de jazz à écouter sur place, mais des fameuses Jazzbox conçues par Cécile Léna et Philippe Méziat. Pendant toute la semaine, le public a pu grâce à celles-ci vivre une véritable immersion dans l’histoire du jazz et ses différents courants à travers le temps, les continents avec quelques extraits de ses musiques emblématiques. Un vrai coup de cœur au sujet duquel je plus en détails prochainement : il en vaut largement la peine.
Vous l’aurez bien compris, ce festival marquant a été riche de découvertes, surprises, émotions, retrouvailles, réactions, parfois de déceptions qui font partie de la mission de prise de risque d’un festival responsable, donc engagé dans la défense de ces musiques. On dit souvent qu’il faut de tout pour faire un beau monde. Il en est de même dans le jazz et ses musiques associées. Une chose est sûre : il n’y a pas de quoi s’ennuyer au D’jazz Nevers Festival alors rendez-vous du 8 au 15 novembre 2014 pour une semaine festive à la hauteur de ces succès et exigences.
> Lire la première partie de cet article :
(En l’absence de photos des concerts, nous illustrons cet article avec des images de nos archives - NDLR)
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