Cette seconde partie de la revue des disques Intakt parus entre le mois d’octobre 2022 et le mois de septembre 2023 est consacrée aux productions de musiciens européens, également réparties entre hommes et femmes, et où les artistes déjà bien implantés dans la maison sont rejoints par de nouveaux venus. À ce titre, l’arrivée de la pianiste Marie Krüttli se présente comme une véritable révélation et constitue mon coup de cœur de l’année haut la main ! Et l’on appréciera le retour de la plus internationale des musiciennes françaises au catalogue, la grande Joëlle Léandre.


  Kaja Draksler - Susana Santos Silva

Pour son quatrième disque Intakt, la pianiste slovène Kaja Draksler abandonne le trio Punkt.Vrt.Plastik très remarqué et dialogue ici avec la trompettiste portugaise Susana Santos Silva (entendue avec Fred Frith) lors d’un concert enregistré au festival de jazz de Copenhague en juillet 2021. Tandis que la pianiste aligne et répète des phrases cristallines, des sons de carillon ou de boîte à musique, la trompettiste déploie un jeu inouï de crépitements acides, instrument bouché ou open dans les aigus, ou à l’inverse descend dans des graves de trompette basse, inscrivant son jeu dans une résonance spatiale. Ce duo incroyable de deux musiciennes absolument étonnantes arrive à créer un climat vraiment original et fascinant. Un concert (et un disque) comme je n’en ai encore jamais entendu. «  Grow  » (Intakt CD 391).


  Elias Stemeseder - Christian Lillinger

Jeune batteur d’expérience notamment connu, chez Intakt, par les disques du trio Punkt.Vrt.Plastik, Christian Lillinger s’associe ici au jeune pianiste autrichien Elias Stemeseder, membre du trio de Jim Black et découvert en solo l’an passé. Ensemble, ils ont préparé une série de dix cycles, pièces expérimentales sur lesquelles ils font appel alternativement à quatre musiciens, DoYeon Kim, joueuse de gayageum, (instrument à cordes traditionnel coréen), Brandon Seabrook (banjo et guitare), Peter Evans (trompette piccolo) et Russell Hall (contrebasse). De leur côté, les deux instigateurs ne jouent ni piano ni batterie (quelques percussions), utilisant surtout les synthétiseurs, samplers et autres outils électroniques. Il en résulte des assemblages hétéroclites audacieux en trios ou quartettes, des alliages insolites et singuliers orientés vers la recherche sur le son et l’espace, diffusant une légèreté et une respiration assez “asiatique”, dans la mesure notamment où le gayageum est présent à quatre reprises. Le résultat est assez déconcertant mais mérite une écoute attentive. « Umbra » (Intakt CD 405).


  Angelika Niescier

Alors que trop de musiciens actuels “tournent autour du jazz”, comme s’ils n’osaient plus s’y coltiner, Angelika Niescier et ses deux complices l’affrontent à bras le corps. Ce n’est pas facile mais c’est un choix. À l’instar de sa compatriote Ingrid Laubrock, la saxophoniste (alto) allemande s’impose depuis quelques années comme une instrumentiste et une improvisatrice de premier plan. Son discours est tendu, complexe, formidablement maîtrisé. Elle se présente dans ce disque entourée de la violoncelliste Tomeka Reid – l’une et l’autre ont enregistré en duo avec le pianiste Alexander Hawkins qui signe le texte du livret – et de la batteuse Savannah Harris, deux musiciennes totalement engagées dans une même direction, Niescer propose sept thèmes d’écriture et d’approche différentes, complexes autant qu’évidentes, et qui, par le jeu direct et l’implication totale du trio particulièrement soudé et ouvert, s’inscrivent dans la plus parfaite cohérence. Un disque de jazz de haut niveau. « Beyond Dragons  » (Intakt CD 412).


  Alexander Hawkins

Alexander Hawkins, le voici, entouré de deux fidèles comagnons que l’on rencontre souvent avec lui depuis une bonne dizaine d’années, Neil Charles (contrebasse) et Stephen Davis (batterie) [1]. Une fois de plus, le pianiste (et musicien) imprévisible nous a concocté un disque virevoltant et consistant où la musique rebondit, danse, s’engage dans plusieurs pistes, fouille au cœur de la substance, de la texture musicale. Onze pièces très libres, signées par Hawkins, composent ce disque éclaté et pourtant cohérent. Comme quoi on peut renouveler et poursuivre l’histoire du trio piano-basse-batterie, même si l’on y ajoute, sans hiatus, quelques phrases de synthé, quelques samplers et percussions légères. Passionnant. « Carnival Celestial » (Intakt CD 398).


  Marie Krüttli

Intakt vient de faire une recrue de choix en la personne de Marie Krüttli, jeune pianiste suisse qui, après quelques disques en trio ou avec d’autres formations [2], nous offre son premier album solo. Autant le dire dès maintenant, il est superbe. Tout au long des treize compositions originales, nous sommes totalement captivés par une musique qui semble s’échapper dans de multiples directions, comme curieuse d’appréhender et de découvrir l’espace, le ciel, l’univers sans, évidemment, aucune limite. Les premières pièces sont très lentes, profondes, réservées, coupées par de nombreux silences. Avec une économie de moyens et l’espace qu’on lui réserve, chaque note compte. Puis le jeu s’enrichit, devient parfois presque ébouriffant, atteint une dimension et une envergure que l’approche totale de l’instrument permet – Marie Krüttli possède une formation classique et, pour elle, les problèmes techniques ne se posent pas. La finesse et l’amplitude de son jeu, des grondements graves qui résonnent aux aigus cristallins qui pétillent, offrent une palette de couleurs somptueuses. Abordant le jazz après ses études, la pianiste cite Craig Taborn et Jason Moran parmi ses influences. C’est très intéressant. À cela s’ajoutent des formes plus impressionnistes qui rendent sa musique extrêmement originale. Autant dire que nous n’avons pas affaire à quelque énième disciple de Bill Evans mais à une créatrice d’un univers musical absolument original. Un disque exceptionnel à écouter toutes affaires cessantes. «  Transparence » (Intakt CD401).


  Christoph Irniger

Le saxophoniste Christoph Irniger est une valeur sûre du catalogue Intakt. Ténor de grande tradition, il bâtit ses solos (comme son œuvre !) dans une progression régulière où la conscience du jeu est conditionnée par le résultat artistique. Il recherche l’essentiel, l’épure, mais pas la facilité. Son quintette Pilgrim qui comprend toujours Dave Gisler (guitare), Stefan Aeby (piano), Raffaele Bossard (contrebasse) et Michael Stulz (batterie), constitue le vecteur parfait pour son travail d’évolution. Ces jeunes musiciens partagent cette pensée musicale, et on les retrouve souvent ensemble dans des trios : Gisler, Aeby, Irniger lui-même... Cinq pièces du leader et une de Bossard composent leur cinquième album. Une modernité du jazz. « Ghost Cat » (Intakt CD 396).


  Sarah Buechi

J’ai toujours un peu de mal à situer Sarah Buechi. Est-ce une chanteuse de jazz, de folk, de pop, de... chansons ? Non et oui. Avec deux nouveaux accompagnateurs tout-à-fait dans la note, Franz Hellmüller (guitare) et Rafael Jerjen (contrebasse) qui ont signé une composition chacun, la chanteuse alterne standards et traditionnels. Elle sait montrer un phrasé jazz, “pousse” parfois dans les aigus, et interprète, ou recrée avec une grande liberté... un peu décousue pour le vieil auditeur que je suis. « Moon Trail » (Intakt CD 390).


  Lucas Niggli

Je n’ai pas non plus réussi à saisir le nouveau disque du batteur Lucas Niggli, musicien que j’apprécie beaucoup et à qui Intakt a consacré un petit catalogue avec une trentaine de disques sous son nom ou en co-leader. Son Tentet où le jeu (de cartes) et le hasard permettant à tel ou tel participant à proposer une pièce m’a semblé très confus et m’a laissé un peu sur ma faim à cause de son manque d’unité malgré de bonnes séquences. Je souhaite néanmoins qu’ils soit apprécié par d’autres auditeurs. « Sound of Serendipity – Play !  » (Intakt CD 406).


  Trance Map+

Fondé par le saxophoniste Evan Parker et le “manipulateur” électronique Matthew Wright, le duo Trance Map+ a édité ses premiers travaux en 2011. À la même époque, Parker s’intéresse au jeu du trompettiste Peter Evans qui développe sur son instrument une technique de jeu multiphonique voisine de la sienne (il joue aussi de la trompette piccolo). Il est alors intégré à l’Electro-Acoustic Ensemble (aux côtés de Barry Guy et Paul Lytton). Pas étonnant donc qu’il soit invité à participer à ce second enregistrement pour Intakt de Trance Map+ après celui paru en 2019. Trois pièces sont au programme, nous permettant de découvrir une musique savante qui ne perd jamais de vue la spontanéité créative et l’improvisation, le soprano de Parker et les trompettes d’Evans fusionnant littéralement sur les remarquables constructions électroniques de Wright. Avec l’apport des percussions de Mark Nauseef enregistrées quinze jours plus tard, nous atteignons des sommets dans la recherche sonore. Pointu et spatial. « Etching The Ether » (Intakt CD 408).


  Joëlle Léandre

Voilà donc le grand retour de la contrebassiste Joëlle Léandre qui figurait dans le premier disque Intakt (CD 001) au sein d’un sextette dirigé par la pianiste Irène Schweizer, enregistré à Zurich (délà) en 1984 ; lequel devint un quintette (CD 003) et enfin un trio appelé Les Diaboliques, avec Schweizer et la vocaliste Maggie Nicols en 1993 – deux CD et un DVD. Elle disparaît ensuite du catalogue – elle court le monde sans relâche, sa contrebasse chevillée au corps – pour y revenir donner un concert à Zurich, en 2022 ! Organisé en cinq séquences distinctes, son récital, sans être une suite, présente néanmoins une grande cohérence. Nous sommes captivés dès l’entame, superbe, et l’attention ne faiblit pas, d’autant que l’excellente prise de son nous permet d’être au plus près et de comprendre tout le travail en profondeur du jeu d’archet, de suivre les accompagnements de la voix ou les brisures créées par des claquements, frappes et frottements. Que ceux qui n’ont pas encore un seul disque de Joëlle Léandre se procurent celui-ci... ainsi que ceux qui les ont tous ! [voir « At Souillac en Jazz » (Ayler Records) in “Appeal du Disque décembre 2021”, pour des éléments complémentaires]. « Zurich Concert » (Intakt CD 402).

*Le recto de la pochette indique “Joëlle Léandre piano”. Y aurait-il un étourdit ou un farceur chez Intakt ?


Les précédents CD des artistes ci-dessus depuis 2018 sont à retrouver dans les revues suivantes :

Liens :

[1N’oublions pas qu’ils ont accompagné Anthony Braxton sur les treize disques de standards du saxophoniste enregistrés en novembre 2020. Une somme !

[2Le groupe Dragon Life en duo ou sextette où elle utilise aussi l’électronique.