Jean Buzelin réunit ici 13 albums qui ont retenu son attention au cours des derniers mois. Une revue en forme de voyage sur la planète.
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Golden Records.
Michael Gregory Jackson : guitare solo
Au milieu des années 70 quand débarqua la nouvelle vague post free afro-américaine, Michael Gregory Jackson apparaissait comme une voix novatrice de la guitare, bien différente de celles des nombreux guitaristes blancs de l’époque, dont Pat Metheny était l’une des vedettes. En 1976, il enregistrait son premier disque pour ESP en compagnie de David Murray, Leo Smith et Oliver Lake. Mais contrairement à ses partenaires, et malgré une carrière ponctuée d’excellents disques, il n’a jamais vraiment percé en France. Ce nouveau disque, enregistré sans overdubs, fait entendre un guitariste à la sonorité résonante gospel/blues, à l’attaque franche et au picking précis, et possédant un grand sens de la mélodie. Onze belles pièces rendent témoignage de son talent, de sa sincérité et de son implication.
(ce disque n’existe qu’en version digitale)
Petit rappel : promu comme le disque ci-dessus par The Music Post, le CD « Multicolored Midnight » réalisé par le trio Thumscrew à l’occasion de son 10e anniversaire, avait été présenté avec enthousiasme par Yves Dorison il y a quelques mois. Michael Formanek (contrebasse et electronics), Tomas Fujiwara (batterie et vibraphone) et Mary Halvorson (guitare) se partagent les onze composition de ce disque effectivement magnifique où tout semble couler de source alors que nous évoluons dans la plus haute musicalité. Reportez-vous à sa rubrique « 4 disques à ne pas rater » du 1er octobre dernier. |
Dark Tree. - – distribution Orkhêstra
Horace Tapscott : piano
Michael Session : saxophones soprano, alto, ténor
Thurman Green : trombone
Roberto Miranda : contrebasse
Fritz Wise : batterie
+ Dwight Trible : vocal
Le label Dark Tree ayant été créé à sa mémoire, Bertrand Gastaut poursuit l’édition d’enregistrements inédits du pianiste-compositeur-arrangeur Horace Tapscott (1934-1999) avec l’accord et le soutien de sa famille. Il s’agit cette fois d’un concert capté à Hollywood en décembre 1995. Tapscott s’y présentait en quintette avec des musiciens familiers, un groupe soudé qui, grâce aux arrangements du chef, sonne admirablement, et dont on peut apprécier les interventions solistes particulièrement inspirées. Parmi six pièces variées, deux compositions originales du pianiste illustrent sa conception d’un spirit jazz profond très enraciné : une musique puissante, envoûtante, s’appuyant sur des rythmes quasi-hypnotiques (un peu comme chez Abdullah Ibrahim) dont la Ballad for Deadwwod Dick en offre le meilleur exemple. Le chanteur Dwight Trible intervient à trois reprises, notamment sur le spiritual Motherless Child et Little Africa en final, dans un style un peu déclamatoire (comme Leon Thomas ou Joe Lee Wilson) mais avec beaucoup de conviction. Un témoignage magnifique de cette Great Black Music qui peine parfois à se faire entendre dans le milieu du jazz. Un livret informatif détaillé accompagne le disque.
Encore une petite piqûre de rappel : certains disques et musiciens le méritent, en particulier s’ils ne figurent pas parmi ceux dont on parle le plus. DarkTree a donc publié un second disque du saxophoniste américain Vinny Golia (soprano et piccolo), enregistré en Italie en 2017 lors d’une tournée où il était accompagné par Bernard Santacruz (contrebasse) et Cristiano Calcagnile (batterie). Yves Dorison en a rédigé une recension le 22 août dernier (« Trois disques de tout poil... ») auquel je renvoie volontiers le lecteur. Cinq improvisations collectives autant libres que maîtrisées.avec une dynamique et une générosité jamais démenties. |
Hanji.
Francesca Han : piano, compositions
Ralph Alessi : trompette, compositions
Enregistré lors de trois séances au Studio La Buissonne, le disque du duo Francesca Han et Ralph Alessi vous a été présenté par Yves Dorison dans son compte-rendu d’un concert donné à Beaune par la pianiste coréenne et le trompettiste américain – voir « In jazzo vino veritas » mis en ligne le 17 octobre dernier. Et Jean-Paul Ricard vous en dit plus dans son texte d’accompagnement. La délicatesse de toucher de la pianiste, la finesse de son jeu, alliées à l’esprit de résolution du trompettiste et son choix de la note juste, font que leur entente parfaitement complémentaire conduit à une véritable œuvre commune totalement aboutie. Pas un “faux-pas”, pas un écart dans ce récital, mais la recherche de la beauté pure.
La sortie récente du nouveau disque du guitariste slovène Samo Salamon m’offre l’occasion de revenir sur son précédent opus « Pure and Simple » présenté par Yves Dorison le 14 juin dernier – comme le temps passe ! – « Quatre nouveaux disques à ouïr... »). Il y a une envie de jouer chez ce musicien épatant qui s’entoure de deux vétérans rompus à toutes les formes musicales apparues dans les années 60/80, le contrebassiste Arild Andersen et le batteur Bob Moses. Six œuvres collectives particulièrement inspirées, où l’attaque et la résonance de la guitare se confrontent à la profondeur de la basse et aux sons divers des percussions, sont suivies de deux pièce originales d’Andersen et de Moses qui annoncent un étonnant Ghosts final (d’Albert Ayler bien sûr). Huit mois plus tard exactement, le 14 février, Yves vient de nous avertir d’une nouvelle parution de Salamon, « Rainbow Bubbles », tout à fait réjouissante. Tel un nouvel Eugene Chadbourne en plus mélodieux, Samo joue du banjo 4 et 6 cordes, de la guitare, de la basse, des synthés, du piano... en compagnie d’un partenaire singulier, le batteur israélien Asaf Sirkis. Je renvoie donc à sa rubrique « Mikkel Ploug, Samo Salamon et deux autres disques ») pour une recension plus détaillée. Décidément, Samo ne cesse de nous surprendre ! |
Emarcy/Universal.
Christian Muthspiel : direction, compositions
Lisa Hofmaninger : saxophones soprano, clarinette basse
Fabian Rucker*, Astrid Wiesinger : saxophones alto & soprano, clarinette*
Robert Unterköfler, Ilse Riedler* : saxophones ténor & soprano, clarinette*
Florian Bauer : saxophone baryton, clarinette basse
Gerhard Ornig, Lorenz Raab, Dominik Fuss : trompette, bugle
Alois Eberl, Daniel, Holzleitner, Christina Lachberger : trombone
Philipp Nykrin : piano
Judith Ferstl : contrebasse ; Beate Wiesinger : basse électrique
Judith Schwarz, Marton Juhasz : batterie
Bien que peu connu en France, le tromboniste, pianiste, compositeur et chef d’orchestre autrichien Christian Muthspiel est un musicien de grande réputation. Né en 1962, il est actif à partir des années 80. Son riche parcours, fait de rencontres, de recherches et d’expérimentations en diverses contextes nous est présenté dans le double CD suivant. Mais c’est son dernier travail, l’organisation d’un big band, l’Orjazztra Vienna depuis 2019, qui retient d’abord notre attention. Enregistré en mars 2021 dans les conditions du direct mais sans public pour cause de Covid, l’orchestre présente deux sets de six pièces chacun qui nous retiennent de la première à la dernière note. L’écriture complexe, mais d’une parfaite lisibilité, bénéficie d’un écrin d’harmonies superbes, aux couleurs chaudes et chatoyantes, dont l’interprétation est servie par des musiciens de premier ordre, issus de la jeune scène autrichienne, viennoise en particulier, qui se révèlent, d’un thème à l’autre, tous solistes motivés et souvent passionnants. L’album est dédié à Carla Bley et à Steve Swallow, deux grands inspirateurs de l’œuvre de Muthspiel. On connaissait le Vienna Art Orchestra. Il est temps de découvrir l’Orjazztra Viennois. Une réussite absolue et un régal pour l’oreille.
Emarcy/Universal.
Christian Muthspiel : trombone, piano, flûtes à bec, looper, direction, compositions...
CM avec Roland Dahinden (duo de trombones) 1989.
CM avec Gary Peacock (basse) et Paul Motian (batterie) 1993.
Octet Ost avec Sainkho Namtchylack (voix), Tomasz Stanko (trompette), Anatoly Vapirov (saxos), Klaus Koch (basse), Vladimir Tarasov (drums)... 1992.
CM & Motley Mothertongue (tentette) 1999..
Wolfgang (guitare, violon) & Christian Muthspiel (trombone, piano, flûte à bec) 1998, 2003.
CM Trio avec Franck Tortiller (vibraphone, marimba) et Georg Breinschmid (basse) 2007, 2009.
CM’s Yodel Group avec Mattthieu Michel (trompette), Franck Tortiller, Jerome Harris (basse), Bobby Previte (drums)... 2010-2011.
CM 4 avec Matthieu Michel, Franck Tortiller, Steve Swallow (guitare basse) 2013.
CM – Ernst Jandl (voix) 2018.
CM & Steve Swallow, 2014.
CM & Orjazztra Vienna. 2022.
Ceux qui voudront en savoir plus sur le parcours de Christian Muthspiel depuis ses débuts se reporteront avec profit sur ce double-CD “catalogue” qui, en près de 2 heures 30 de musique et 32 morceaux choisis tirés de ses 14 disques précédents, offre un aperçu significatif et passionnant de son œuvre..Une aventure musicale marquée par son intérêt pour les polyphonies de la Renaissance, les folklores alpins, le yodel... et comment, avec des préoccupations contemporaines, il inscrit ces influences dans le langage du jazz. Il réunit, dès 1990, un octette de musiciens russes et d’Europe de l’Est, il intègre les textes et la voix du grand poète autrichien Ernst Jandl (1925-2000) dans sa musique ; peintre lui-même (voir ses œuvres graphiques sur les livrets), il rend hommage à Cy Twombly, etc. Toutes les formules musicales en compagnie de partenaires de renom résumées ci-dessus, et qui sont détaillées dans un livret informatif, sont agencées sans ordre chronologique et doivent s’apprécier comme un riche bouquet varié, même s’il est parfois difficile de s’y retrouver. Une invitation à la découverte ? Je vous y invite chaudement.
Leo Records.
John Wolf Brennan : piano, piano préparé, synthé de poche, violon... 8 compositions
Lars Lindvall : trompette, bugle, percussion... 3 compositions
Steve Goodman : violon, scie musicale, contrebasse, voix... 1 composition
Daniele Patumi : contrebasse, bodhran, 1 composition
+ Gabriele Hasler : vocal sur deux plages
Pago Libre, ou comment un groupe réuni en catastrophe, a trouvé immédiatement sa couleur et demeure bien vivant et aussi original 34 ans après !
Résumons la genèse. À l’automne 1989, la chanteuse allemande Gabriele Hasler [1] entame une tournée accompagnée par un quartette. Mais rapidement un clash survient entre le manager et deux musiciens qui descendent du train en abandonnant le groupe. La chanteuse décide alors d’arrêter mais le tourneur, craignant une forte amende, demande aux deux restants, Brennan et Lindvall, de trouver deux remplaçants. Je vous passe les complications mais le lendemain Goodman et Patumi débarquent à Stuttgart, tandis que les deux autres ont passé la nuit à écrire un répertoire. Reste le nom du groupe à choisir : on associe la marque d’un jus de fruits à Libre, et on s’aperçoit ensuite qu’il comporte exactement les initiales des musiciens : Pa-Go-Li-Bre. La providence a bien fait les choses...
Ce disque, enregistré dans la foulée, constitue donc le premier d’une longue série (onze ont été publiés par Leo Feigin entre 1997 et 2021 et nous en avons recensé la plupart dans ces colonnes). Or, il n’a pas pris une ride. On y trouve déjà cet alliage dynamique entre les compositions très élaborées, les harmonisations qui font superbement sonner ce quartette sans batterie, et les improvisations. Malgré les changement successifs des musiciens, Brennan tenant toujours la barre, le ton était donné, et l’arrivée du formidable corniste russe Arkady Shilkloper dès 1994 contribuera à faire de Pago Libre, l’un des plus beaux groupes européens de ces trente dernières années.
Tangentejazz.
Denise Kronabitter : vocal, flûte, percussion
Arno Oehni : guitare, loops, tools, compositions
Marco Sele : batterie, percussions, synthé
John Wolf Brennan : piano, melodica, compositions
Je ne me souviens pas d’avoir parlé (écouté ?) des musiciens du Liechtenstein, et je découvre le trio Klanglabor (laboratoire sonore) par l’intermédiaire de John Wolf Brennan, le pianiste irlando-suisse étant leur invité. Il s’intègre à merveille dans ce groupe à l’esthétique raffinée, à l’exécution et aux effets sonores soignés ; un “jazz européen” fin, mais de caractère, plongeant dans ses racines : une des cinq pièces qui composent ce LP 33 tours est basée sur un motif de J.-S. Bach. Bref, de la belle musique à découvrir.
Nemu Records.
Frank Paul Schubert : saxophones alto & soprano
Kazuhisa Uchihashi : guitare électrique, electronics
Klaus Kugel : batterie, gongs
Un disque Leo du saxophoniste allemand Frank Paul Schubert avait attiré notre attention il y a deux ans. Celui-ci me paraît être d’une dimension assez exceptionnelle dans le domaine des musiques dites improvisées. Légèreté, souplesse, jeu, respiration, mesure, retenue, écoute réciproque, climats variés... et présence du jazz en filigrane, toutes ces notions permettent à ce triangle parfait de construire un édifice sonore particulièrement élaboré et équilibré, ce qui n’empêche pas quelques puissantes envolées. Chaque note, chaque son semblent pensés, puis travaillés avec soin dans un rapport au temps et à l’espace qui permet à la musique de s’installer et se développer. Chacune des sept compositions/improvisations collectives possède sa couleur, sa tonalité, et constitue un élément constitutif à la création d’une œuvre d’une grande unité. Il est rare qu’un disque de free music captive l’attention de l’auditeur sur une aussi longue durée : 73 minutes qu’on souhaiterait voir se prolonger. Un disque d’une qualité rare...
Ayler Records - distr. Orkhêstra
Sakoto Fuji : piano
Otomo Yoshihide : guitare électrique
Internationalement très connue (elle a enregistré énormément de disques dont quelques-uns ont figuré dans les colonnes de notre site), la pianiste japonaise Sakoto Fujii rencontre, pour la première fois en duo, le guitariste Otomo Yoshihide, musicien également réputé ; cela se passe à Tokyo en janvier 2022. Ensemble ils enchaînent quatre Mouvements perpétuels qui entrainent l’auditeur dans un monde assez fascinant. Sans faire de l’extrême-orientalisme de pacotille, j’ai vraiment l’impression d’entrer dans un “univers japonais” plus traditionnel que moderne, alors qu’il ’agit de musique parfaitement contemporaine. Là est toute l’étrangeté de ce paysage sonore ouvert aux quatre vents, où de petites touches minimalistes se perdent dans l’espace, où les nappes sonores arrivent presque à saturation, avant qu’une partie plus “dansante” nous amène à ressentir la préciosité du geste... Petit à petit, les musiciens semblent s’éloigner, mais disparaissent-ils définitivement ou reviendront-ils par quelque autre petite porte ? Plusieurs écoutes ne suffisent pas pour épuiser les richesses de ce disque magnifique.
[1] Voir le duo Hassler/Brennan « Organic Voices » paru Chez Leo Records en 1994 (avec la participation de Christain Muthspiel sur un titre !).